This is the end, the end, my friend…Cette fois-ci, c’est vraiment la fin…Avant de pleurer toutes les larmes de notre corps, nous avons donc profité une dernière journée de l’Etrange Festival qui était le seul festival de cinéma à ouvrir ses portes et à proposer une programmation exigeante et accessible au cœur de Paris. Après le récit de la dernière journée, nous allons nous risquer à dresser un petit bilan.
Ayant déjà vu Brumes de chaleur puis Mélodie Tzigane de Seijun Suzuki, y compris en formulant les réserves et l’admiration qu’on pouvait leur porter, il fallait donc impérativement compléter cette trilogie Taisho par Yumeji, le troisième et dernier volet tourné en 1991 et projeté lors de cette dernière journée du festival. Il s’agit à nouveau d’une histoire de fantômes impliquant un artiste peintre amoureux d’une veuve, cet amour déclenchant la jalousie du fantôme de son mari. Ce film paraît encore plus brumeux que les deux précédents, Suzuki ne faisant pas grand’chose pour simplifier sa narration toujours aussi alambiquée. Le film est surtout connu pour avoir fourni le thème principal de la bande originale de In the mood for love, thème que l’on entendra au bout d’une heure, sous-mixé dans Yumeji. On connaît quelques couples formés ou éventuels qui se sont donnés rendez-vous à cette projection de Yumeji. Mauvaise pioche tant le film a vieilli par ses effets et son scénario. La trilogie Taisho va néanmoins ressortir en vidéo en décembre 2020 ; ce sera peut-être l’occasion de se repencher sur cette trilogie et de revoir au calme ces films qui paraissent avoir davantage souffert des outrages du temps que bien d’autres.
Car nous avons enchaîné avec un film bien plus ancien, datant de 1924, soit quasiment un siècle à quatre ans près. Or Larmes de Clown de Victor Sjöström, le film en question, n’a absolument pas vieilli. Il était présenté lors de l’immanquable et traditionnelle séance de ciné-concert de l’Etrange Festival, le film étant accompagné au piano, comme au temps du cinéma muet, par Serge Bromberg (affirmant n’avoir pas touché un piano en cinq mois, ce dont personne ne s’est rendu compte). Pourquoi Larmes de clown n’a-t-il pas vieilli? A cela trois raisons : 1) La beauté des intertitres qui sont sans doute parmi les plus beaux jamais rédigés. Quelques exemples : « Dans cette triste comédie de la vie, le dernier rire est sans doute le meilleur », « le rire est le plus subtil et amer des espoirs » ou encore « car toute vie ne peut endurer davantage de désespoir ». 2) Le principe tragi-comique du film, plus le clown interprété par Lon Chaney atteint le fond, plus il fait rire en se faisant gifler sur scène. 3) L’interprétation déchirante de Lon Chaney, sa plus belle avec celle de L’Inconnu de Tod Browning, atteignant un sommet d’expressivité, sans passer par les mots, et idéalement accompagnée par celles de Norma Shearer et John Gilbert. Toutes ces raisons ont fait de la projection de Larmes de Clown un moment précieux hors du temps.
Nous revîmes enfin pour le plaisir Kajillionnaire, l’un des nos films préférés de l’Etrange Festival, qui parvient à nouveau à nous toucher par sa profondeur et sa finesse, faisant le portrait d’une jeune femme qui ne connaît rien à la tendresse, ayant été élevée par des parents cyniques et dévoyés. Avant de nous rendre à la séance de clôture, nous avons même glissé un bulletin de vote dans l’urne, sans savoir que ce geste était inutile.
Car c’était l’heure de la remise des prix: contrairement à nos prédictions, côté courts métrages, pourtant idéalement placé à la fin du programme 7, Bertrand Mandico n’a rien obtenu ; son mojo semble l’avoir abandonné. Le Prix Canal Plus du meilleur court métrage est allé à Amandine de Juan Carlos Mostaza, une sombre histoire espagnole de femme victime qui se retourne contre son kidnappeur et tortionnaire. Le Prix du Public a récompensé Nuage de Joséphine Darcy Hopkins.
La forte tonalité #metoo qui se dégageait d’Amandine s’est répandue également sur le reste du palmarès. A la surprise générale, le Grand Prix Nouveau Genre a couronné Tomiris, portrait de la première des Amazones, superproduction kazakh n’ayant pas à rougir devant Game of Thrones. Tomiris/Daenerys, même combat? Et enfin le prix du public a célébré le talent incontestable de Miranda July et son Kajillionnaire. Comme Frédéric Temps l’a indiqué, Kajillionnaire a distancé tous ses rivaux dès sa première projection et n’avait donc même pas besoin des votes de sa deuxième projection.
La séance de clôture se poursuivit avec L’Homme du Président, un thriller coréen sur l’assassinat du président coréen en 1979, fait historique déjà mis en images par Im Sang-soo dans une version plus bouffonne et burlesque. Woo Min-ho met ici davantage l’accent sur l’aspect shakespearien à travers le personnage à la Iago du directeur Kim. Solide et efficace, L’Homme du Président qui sera distribué par The Jokers, prouve, si c’était encore une fois nécessaire, la vitalité du cinéma coréen qui ne cesse d’étonner et d’épater.
Si l’on s’attache à dresser un petit bilan de cette 26ème édition, la programmation de l’Etrange Festival fut, comme à son habitude, diversifiée, stimulante et de qualité. Certes certains agitateurs professionnels (Noé, Mandico) n’étaient pas au meilleur de leur forme artistique, même si leurs films demeurent intéressants à voir. En revanche, nos cinq films préférés du festival, dans le désordre, Kajillionaire, Relic, Fanny Lye Deliver’d, Milla et Fried Barry,faisaient démonstration d’une belle vitalité artistique, d’une inventivité dans leurs thèmes ou leur style qui faisaient grandement plaisir à voir. On peut même souligner que les trois plus beaux films de ce festival, Milla, Kajillionaire et Relic, sont signés par des femmes, ce qui représente une avancée impressionnante dans le cinéma de genre, voire dans le cinéma tout court. Si l’on rajoute quelques événements (la projection de Larmes de Clown, celle d’Anna, etc.), l’Etrange Festival a su, tout en dénichant des perles formidables, affiner notre cinéphilie, en une quarantaine de séances en douze jours.
L’Etrange Festival a donc réussi une très belle 26ème édition, en dépit de toutes les difficultés sanitaires, proposant une programmation pleine de talents et d’espoir pour l’avenir. On se fixe déjà rendez-vous pour l’année prochaine!