Les Filles du docteur March : un monde de sororité

Celles et ceux qui doutaient du talent de Greta Gerwig et ne comprenaient pas sa nomination aux Oscars 2018 en tant que réalisatrice, en seront clairement pour leurs frais. L’année 2020 (et donc la décennie 2020) s’ouvre avec la confirmation de ce qui n’était qu’un secret de Polichinelle pour les observateurs attentifs qui ont apprécié les qualités de Ladybird. Avec cette nouvelle adaptation du classique romanesque de Louisa May Alcott, son troisième film, si l’on compte Nights and Week-ends, film mumblecore, réalisé en collaboration avec Jo Swanberg, Greta Gerwig réussit le petit prodige de moderniser une histoire mille fois racontée et surtout de réaliser un film à la fois familial et très personnel, sur le plan de l’émancipation et du féminisme. 

Avec cette nouvelle adaptation du classique romanesque de Louisa May Alcott, son troisième film, Greta Gerwig réussit le petit prodige de moderniser une histoire mille fois racontée et surtout de réaliser un film à la fois familial et très personnel, sur le plan de l’émancipation et du féminisme.

Au XIXème siècle, son père (Bob Odenkirk) étant parti à la guerre de Sécession, Jo March (Saiorce Ronan) vit dans une famille composée uniquement de femmes, sa mère Marmie (Laura Dern), sa grande-tante (Meryl Streep) et surtout ses trois sœurs, Meg la sérieuse (Emma Watson), Beth la discrète (Eliza Scanlan) et Amy la coquette (Florence Pugh). Jo voudrait devenir écrivaine mais ne sait pas comment y parvenir…  

Avouons-le, on se cachait parfois pour lire Les Quatre filles du Docteur March, classique de la littérature enfantine et adolescente, signé Louisa May Alcott, surtout si on était un garçon. A côté de Proust, Tolstoï ou Dostoïevski, ce roman paraissait à l’eau de rose, fade et vaguement nunuche. C’est tout le mérite de Greta Gerwig de rendre une véritable modernité au roman de Louisa May Alcott, et de nous faire comprendre pourquoi, au fond, on l’aimait autant. Il a ainsi influencé Simone De Beauvoir, Patti Smith et J.K. Rowling. Dans le roman -et encore plus dans le film-, l’histoire promeut une relation d’égalité et de bienveillance entre les personnes, tout en montrant à quel point les femmes sont emprisonnées dans une relation de dépendance financière qui les empêche pour la plupart d’acquérir une véritable autonomie individuelle, voire artistique. Les Filles du Docteur March montre un monde de sororité, une bulle utopique de solidarité qui pourrait devenir notre horizon aujourd’hui. 

Ce roman a pourtant connu quantité d’adaptations cinématographiques et télévisuelles. Rien que pour le cinéma, on compte quatre adaptations ayant précédé celle de Greta Gerwig, dont celle de George Cukor en 1933, avec la grande Katharine Hepburn et Joan Bennett, celle de Mervyn Leroy en 1949 avec Elizabeth Taylor et Janet Leigh, et enfin en 1994, celle de Gillian Armstrong avec Winona Ryder, Claire Danes et Kirsten Dunst. Une adaptation de ce roman a donc lieu tous les quarts de siècle environ, réunissant à chaque fois le haut du panier dans les actrices du moment ; autant dire que la concurrence était rude. 

Pourtant on a rarement autant eu l’impression que le roman de Louisa May Alcott a été réinventé. A quoi tient ce petit prodige? Greta Gerwig a bouleversé la chronologie en commençant directement par la vie de jeunes adultes des filles du Docteur March, et l’événement dramatique fondateur, du rejet par Jo March de la demande en mariage de Laurie. A partir de là, le passé concernant l’enfance et l’adolescence ne reviendra que par bouffées de souvenir, réconfortantes et isolées. Greta Gerwig s’est donc concentrée surtout sur la deuxième partie du roman et l’a déconstruit pour mieux le reconstruire. Ce processus lui a permis de mettre davantage en avant certaines problématiques, comme la dépendance financière des femmes empêchant leur émancipation ou la difficulté d’acquérir une crédibilité artistique en tant que femme. Certes, cette liberté d’adaptation ne va pas sans quelques « trahisons »: les admirateurs du roman reprocheront peut-être à Greta Gerwig la couleur de cheveux de Jo et Beth March (qu’on n’imaginait qu’en brunes dans le roman) ou surtout d’avoir donné au professeur Friedrich Baehr un potentiel de séduction insoupçonné, en confiant le rôle à Louis Garrel, alors que dans le roman, le personnage est un homme maladroit, balourd et dépourvu de toute séduction, ce qui évente un peu le suspense sentimental final. On peut regretter que, comme dans les autres adaptations, le très beau personnage de Beth March est finalement sacrifié en deux ou trois séquences. On rêverait d’une adaptation du roman, vue par les yeux de Beth.  

Mais si Greta Gerwig parvient malgré tout à gagner son pari, c’est grâce à une fraîcheur et une liberté rarement vues dans les adaptations compassées d’œuvres littéraires du XIXème siècle. Cette liberté se manifeste donc par cette déconstruction scénaristique, ainsi que par des signes presque invisibles, l’utilisation de ralentis à la manière de Wes Anderson, pour mettre l’accent sur une attitude ou une démarche, le chevauchement de dialogues, emprunté aux screwball comédies de Howard Hawks, le découpage/montage extrêmement précis, caractéristique déjà du style de Gerwig dans Ladybird. Greta Gerwig a su surtout s’appuyer sur une bande de comédiens parfaitement homogènes, de Laura Dern et Meryl Streep, incontournables, à Emma Watson et Eliza Scanlen, un peu en retrait en raison de leurs rôles, en passant par le trio magique, Saoirse Ronan (merveilleuse en Jo March), Florence Pugh (qui parvient à rendre une humanité au personnage mal-aimé d’Amy, volant parfois la vedette à Ronan par son abattage) et Timothée Chalamet, tout en charme et humour. Du point de vue de la pure mise en scène, le final avec le montage parallèle de l’entretien avec l’éditeur s’avère magistral, renvoyant à la mise en abyme entre fiction et réalité. Quant au découpage des différentes étapes de la fabrication d’un livre, il n’a guère à envier à celui de la fabrication du Washington Post dans le film de Spielberg ou d’un sushi dans un Wes Anderson. Compagne de Noah Baumbach, auteur du récent Marriage Story, Greta Gerwig a finement observé et beaucoup appris, ce qui fait des Filles du Docteur March une jolie réussite à mettre à son crédit. 

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RÉALISATEUR : Greta Gerwig
NATIONALITÉ : américaine 
GENRE :  drame, comédie romantique
AVEC : Saiorse Ronan, Florence Pugh, Timothée Chalamet, Louis Garrel, Emma Watson, Eliza Scanlen, Laura Dern, Meryl Streep 
DURÉE : 2h15
DISTRIBUTEUR :  Sony Pictures Releasing France 
SORTIE LE 1er janvier 2020