Les Feuilles mortes aurait pu s’intituler La Mélancolie et se référer à la chanson de Ferré, si Aki Kaurismaki était égocentré. Bien que fidèle à son style qui revient sur ses amours passées – cf. son film Tiens ton foulard ! presque 30 ans plus tôt –, on lit toujours ses préoccupations pour le monde contemporain qui reste aussi figé dans des décors années 80.
Humour et mélancolie, engagement et fidélité, le film garde sa force sans forcément vouloir à tout prix innover !
Voici l’histoire de deux potes et deux copines, amenés à se rencontrer, groupe dans lequel deux personnages, qui se sont croisés lors d’une soirée à un karaoké, se détachent, Ansa et Holappa : l’un est alcoolique pendant que l’une a perdu père et frère du même mal, est-ce ce qui les fera se rencontrer ? Chacun travaille respectivement au supermarché ou à l’usine métallurgique quand ils ne se font pas licencier, pour leurs raisons respectives. Séparément, ils existent, et ensemble, ils deviendront un peu plus heureux. Leur rencontre n’est pas privée d’obstacles, prompts à faire sourire le spectateur, le cinéaste n’est pas en reste d’un humour qu’on lui connaît entre le gris et le noir : quand ce n’est pas le petit papier sur lequel le numéro de l’amoureuse est noté qui s’envole malencontreusement d’une poche du distrait, c’est un train qui vient le renverser avant leurs retrouvailles. Séparément, solitaires et à leur rythme, ils vivent leur trajet, et ensemble, prêts à changer, ils pourront le continuer. Dans ces décors d’appartement colorés, de par des images de la ville lumineuses, même la nuit, c’est pourtant une grisaille jusqu’à la noirceur – malgré l’espoir qu’offre la relation entre les personnages – qui est une nouvelle fois montrée, et un souci du réalisateur de cinéma engagé. Exploitation de ses employés par des entreprises de grande distribution, esclavagisme des heures à l’usine, conditions de travail précaires jusqu’aux dénonciations par l’agent de sécurité, le tout sur fond de radio qui fait le récit des étapes de la guerre en Ukraine – la Finlande est frontalière de la Russie –, la vie à Helsinki vue à travers les images de Kaurismaki ne fait pas rêver. Pourtant, malgré le manque d’argent et de joie, la jolie blonde Ansa est toujours bien habillée avec sa jupe et son imperméable, dans sa maison épurée quand Holappa, en jean et blouson de cuir noir, et toujours sa bouteille d’un alcool pur cachée, tente de prendre soin de lui pour lui rendre visite. Peu à peu, des plans parviennent à montrer, sans attitude spécifique, sans regard affirmé, sans dialogue à se raconter, quelque chose qui est en train de naître, comme un geste tendre et léger, telle une feuille qu’on verra s’envoler. Face à la gravité des situations précaires, c’est aussi et toujours un art du décalage qui caractérise le film : alors qu’on imagine être en 2022, on voit un calendrier de 2024 au mur de l’appartement ; dans son décor d’antan et désuet, il est interdit de consommer des produits périmés prêts à passer à la benne sous peine de prison ; un spectateur de cinéma voit du Bresson (Le Journal d’un curé de campagne) dans du Jarmusch – puisque passe au cinéma son film de zombies Dead don’t die –, et des chanteuses pop, pour animer le bar où tous se retrouvent fidèlement, chantent sans bouger… Il y a toujours quelque chose de figé dans les films de Kaurismaki, comme ses plans sur la salade d’asperges préparée par Ansa et dont les deux personnages discutent… de la couleur (verte ou blanche on entend !).
Entre les personnages, tendresse et solidarité, entre Kaurismaki et nous, un profond et réciproque respect.
Pourtant les saisons passent, auxquelles répondront une chanson rock en ouverture quand le final fera entendre la chanson Autumn leaves. C’est que le récit de Kaurismaki voit son rythme se réveiller grâce à des musiques d’un certain répertoire, qu’il fait revivre, et grâce au cinéma et à des images, pas que les siennes : ainsi verra-t-on des références à Visconti (Rocco et ses frères), Chaplin (Les Lumières de la ville), Bresson (L’Argent), Godard (À bout de souffle) à travers des affiches entourant le cinéma auquel se rendent les personnages. C’est ainsi finalement que l’on comprend que pour survivre, il faut rêver, et que pour ce faire il ne reste que deux solutions : continuer d’aller au cinéma et s’aimer.
RÉALISATEUR : Aki Kaurismaki NATIONALITÉ : Finlande GENRE : Comédie mélancolique AVEC : Alma Pöysti, Jussi Vatanen, Janne Hyytiäinen, Janne Hyytiäinen, Alina Tomnikov, Marti Suosalo, Sakari Kuosmanen, Matti Onnismaa, Nuppu Koivu DURÉE : 1h21 DISTRIBUTEUR : Diaphana SORTIE LE 20 septembre 2023