Les Damnés ne pleurent pas : une relation mère-fils complexe, à la fois tendre et cruelle

Après deux courts métrages remarqués (The Curse et Rate Me, sélectionnés et récompensés à la Quinzaine des Réalisateurs en 2012 et 2015) et un premier long métrage (jamais sorti sur nos écrans) dont l’action se situait en Angleterre, le deuxième film de Fyzal Boulifa, Les Damnés ne pleurent pas, se déroule au Maroc, tourné en langue arabe et en français. Présenté au dernier Festival de Venise, il confirme l’excellente santé du cinéma nord-africain qui non seulement produit des œuvres de grande qualité mais sort également des sentiers balisés, refusant de se limiter à un style qui avait jusque-là caractérisé cette cinématographie.

Fatima-Zahra traîne son fils de 17 ans, Selim, de ville en ville, fuyant les scandales qui éclatent sur sa route. Quand Selim découvre la vérité sur leur passé, Fatima-Zahra lui promet un nouveau départ. Ils arrivent alors à Tanger, où de nouvelles rencontres leur donnent l’espoir d’atteindre la légitimité qu’ils recherchent tant. Mais ces aspirations menacent la relation fusionnelle qui les lie depuis toujours.

Ce qui frappe d’emblée dans cette chronique sociale – employons le mot même si le film intelligemment s’en détachera – c’est le couple de laissés-pour-compte que choisit de filmer le jeune cinéaste anglais d’origine marocaine

Ce qui frappe d’emblée dans cette chronique sociale – employons le mot même si le film intelligemment s’en détachera – c’est le couple de laissés-pour-compte que choisit de filmer le jeune cinéaste anglais d’origine marocaine : à savoir une mère seule et son fils presque adulte. La première scène est vraiment très belle et indique aux spectateurs la nature de leur relation, très fusionnelle. Ils dorment dans le même lit, elle le lave. Une complicité assez forte existe. Tous les deux tentent de survivre et de sortir de la misère. Mais, très vite, ils doivent quitter la ville, fuyant une situation embarrassante pour elle : la rencontre (volontaire) d’un homme qui l’a dépouillée, notamment de bijoux auxquels elle tenait beaucoup. Au commissariat, la question fuse : mais que faisait-elle avec un homme seul dans un coin perdu ? On comprend alors que cette mère, qui aime bien s’habiller, se parfumer et donc détonne fortement (ce qui choque bien entendu), se fait entretenir par des hommes, voire se prostitue pour subvenir à ses besoins ainsi que ceux de son fils. Après un passage par la case famille et un regard désapprobateur (en la personne de la jeune sœur qui ira même jusqu’à révéler à Selim l’origine de sa naissance), le « couple » se retrouve à Tanger.

Aidé par les magnifiques images de Caroline Champetier (l’une des grandes cheffes opératrices du cinéma) et par un scénario remarquablement écrit, le cinéaste alterne les histoires et donc les points de vue

Avec autant de lucidité et de pertinence, dépassant les codes du film social, Boulifa brosse à la fois le portrait de la mère, Fatima-Zahra, âgée d’une cinquantaine d’années et celui de Selim, 17 ans. Mieux, s’il les fait exister bien entendu l’un avec l’autre, il les suit aussi (et surtout) l’un sans l’autre. Aidé par les magnifiques images de Caroline Champetier (l’une des grandes cheffes opératrices du cinéma) et par un scénario remarquablement écrit, le cinéaste alterne les histoires et donc les points de vue : la mère finit par trouver un homme qui s’intéresse à elle et avec lequel elle pourrait construire un avenir ; le fils travaille pour un Français dans un riad et va découvrir (non sans mal) sinon l’amour, du moins sa véritable sexualité.

Jamais le réalisateur ne se moque de ses personnages, jamais il ne les regarde de haut, il choisit au contraire de les accompagner avec une certaine bienveillance (et sans aucun jugement moral), qui n’exclut pas pour autant une lucidité, une cruauté même dans le regard qui est posé sur la société marocaine contemporaine

La beauté du geste réside dans la façon dont cette observation est rendue à l’écran. Jamais le réalisateur ne se moque de ses personnages, jamais il ne les regarde de haut, il choisit au contraire de les accompagner avec une certaine bienveillance (et sans aucun jugement moral), qui n’exclut pas pour autant une lucidité, une cruauté même dans le regard qui est posé sur la société marocaine contemporaine. Il est vrai que les personnages mis en scène ne sont pas parfaits et changent souvent d’avis (le comportement de la mère interroge, certaines réactions du fils également). Mais par leur complexité, ils échappent à la caricature et conservent une vraie respectabilité, une certaine grandeur dans leur refus de baisser les bras, apparaissant même attachants aux spectateurs. Cette vision à la fois tendre et violente trouve son origine dans un scandale survenu au sein de la propre famille du réalisateur : une tante, qui avait perdu son mari brutalement, accusée d’entretenir une co-dépendance avec son fils, qui prenait progressivement le rôle du mari défunt. Il s’en est inspiré pour écrire son film : « Ce qui m’a le plus marqué était la manière dont leur amour était affecté par la honte et à quel point cela rendait leur relation compliquée, voire explosive. Ils semblaient rejeter sur l’autre, et donc sur eux-mêmes, la violence d’une société impitoyable ». Boulifa se réclame d’ailleurs de plusieurs cinéastes majeurs – de Pasolini à Fassbinder en passant par Douglas Sirk (pour la couleur et l’aspect mélodramatique) – dont on peut mesurer ici l’influence sans que cela ne soit une posture ou un quelconque artifice.

Il convient ici de saluer la qualité d’interprétation de Aïcha Tebbae et du jeune Abdellah El Hajjouji, acteurs non professionnels, qui sont pour beaucoup dans la crédibilité des protagonistes, tout comme la jolie performance du comédien Antoine Reinartz (vu dans 120 battements par minute ou prochainement à l’affiche de la sublime Palme d’or de Justine Triet, Anatomie d’une chute), dans la peau du Français restaurant les demeures urbaines marocaines.

Sans oublier de rappeler combien la vie est dure pour les gens de peu, « les damnés », mais aussi pour les femmes dans un pays musulman (où certains paramètres, comme la violence dont elles sont les victimes, n’ont pas vraiment évolué), le long métrage rappelle aussi l’attitude déplacée des Occidentaux qui profitent (dans tous les sens du terme) de leur position dans un relent de colonialisme : Sébastien, attiré par le corps typé de Selim, joue avec ses sentiments sans en mesurer les conséquences sur le jeune garçon. Même si le sujet du film n’est pas l’homosexualité de manière frontale (toujours illégale d’ailleurs au Maroc), cet aspect est néanmoins abordé courageusement.

Pour toutes ces raisons, Les Damnés ne pleurent pas constitue une bonne surprise, un film maîtrisé et émouvant, qui s’attarde tout autant sur les lieux de l’intrigue que sur les corps des protagonistes, abordant des sujets sensibles afin de décrire la vie quotidienne dans la société marocaine, sans sombrer dans le misérabilisme ou la facilité du film à thèse.

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RÉALISATEUR : Fyzal Boulifa
NATIONALITÉ : France, Belgique, Maroc
GENRE : Drame
AVEC :  Aïcha Tebbae, Abdellah El Hajjouji, Antoine Reinartz
DURÉE : 1h51
DISTRIBUTEUR : New Story
SORTIE LE 26 juillet 2023