Les Colons : la violente naissance d’une nation

Présenté au dernier Festival de Cannes dans la section Un Certain Regard (récompensé du Prix FIPRESCI de la Critique internationale), Les Colons de Felipe Gálvez Haberle est un premier long métrage d’une belle maîtrise, une charge à la fois radicale et fascinante contre la colonisation du Chili.

Terre de Feu, République du Chili, 1901. Un territoire immense, fertile, que l’aristocratie blanche cherche à « civiliser ». Trois cavaliers sont engagés par un riche propriétaire terrien, José Menendez, pour déposséder les populations autochtones de leurs terres et ouvrir une route vers l’Atlantique. Sous les ordres du lieutenant MacLennan, un soldat britannique, et d’un mercenaire américain, le jeune métis chilien, Segundo, découvre le prix de la construction d’une jeune nation, celui du sang et du mensonge.

La première des qualités du film est de revenir, avec intelligence et pertinence, sur une page oubliée de l’histoire officielle du Chili, qui ne figure pas dans les manuels scolaires : le génocide des Indiens Selk’nam

La première des qualités du film est de revenir, avec intelligence et pertinence, sur une page oubliée de l’histoire officielle du Chili, qui ne figure pas dans les manuels scolaires : le génocide des Indiens Selk’nam. Une population qui a quasiment disparu, alors qu’elle fait partie aujourd’hui de l’imagerie populaire. L’ambition du cinéaste pouvant alors se résumer à restituer des faits certes mais surtout à réfléchir sur la façon dont la fiction, et notamment le cinéma, ont le pouvoir de modifier et déformer l’histoire, de la réécrire.

Pour ce faire, Felipe Gálvez Haberle convoque d’abord les codes d’un genre cinématographique lié à la notion de territoire, ainsi qu’à celle de frontière : le western.

Pour ce faire, Felipe Gálvez Haberle convoque d’abord les codes d’un genre cinématographique lié à la notion de territoire, ainsi qu’à celle de frontière : le western. Lors de la première séquence, des ouvriers sont en train d’installer des barbelés dans une immense prairie, puis des hommes à cheval apparaissent, ils les surveillent. Il est bien question ici de clôtures, donc de propriété (avec aucune indication précise et rationnelle sur ces limites mises en place). Soudainement, la violence éclate dans le même temps : l’un des travailleurs, qui vient de se blesser très grièvement (il s’est coupé un bras), est abattu par un contremaître, au prétexte qu’il ne sera plus d’aucune utilité. Tous ces hommes ne se valent pas : les « terriens » au sommet de l’échelle sociale (et coloniale), ceux qui travaillent pour eux et, tout en bas, les autochtones.

Les Colons n’épargne pas aux spectateurs la violence du monde qu’il représente à l’écran.

Toute la première partie, qui est constituée par le voyage des trois cavaliers, reprend ainsi des éléments constitutifs du genre : la nature sauvage et hostile, la rencontre avec des populations autochtones et la brutalité des hommes. Car les habitants de ces terres, qui doivent être « nettoyées », constituent un problème pour les Blancs, il faut donc s’en débarrasser. Sur ce point, Les Colons n’épargne pas aux spectateurs la violence du monde qu’il représente à l’écran. Pour le réalisateur, il était d’ailleurs inconcevable de faire autrement, au vu de son sujet et par rapport à son intention initiale : « Cela aurait été pour moi une faute impardonnable, un compromis inacceptable au regard de l’Histoire et des victimes. Il y a eu tellement peu d’opportunités, dans le cinéma chilien, de mettre en scène cette chasse aux Indiens, qui étaient un peuple pacifique ». Meurtres et viols se succèdent, avec comme point d’orgue une scène vraiment impressionnante : l’attaque d’un camp indien de nuit et dans une brume épaisse qui prend les allures d’un véritable massacre. Cette séquence est aussi l’occasion de révéler les caractères de chacun des trois personnages : la violence et le racisme de l’Anglais et de l’Américain mais une attitude plus ambigüe du jeune métis. Complice en apparence de l’homme blanc, il se montre indécis, incapable à la fois de tirer sur un peuple qu’il voit disparaitre sous ses yeux ainsi que sur le soldat britannique qu’il accompagne, pourtant à portée de son fusil. C’est ce même Segundo qui ne pourra pas abuser d’une femme indienne prisonnière comme le lui demandent ses deux acolytes et finira par la tuer (mettant fin à ses souffrances). Personnage qui sera aussi au cœur d’un plan sublime qui en dit long sur le rapport entre la nature et l’homme, sorte de communication entre deux êtres, lorsque son œil croisera celui d’un cheval.

La deuxième partie, qui intervient après la mort de l’un des personnages puis une importante ellipse, délaisse ces étendues sauvages et le genre du western, pour investir à la fois la riche demeure du propriétaire Menendez et une cabane au bord de l’eau dans laquelle vivent Segundo et sa femme. La civilisation semble s’être installée, la mission de nettoyage des terres avoir été menée à son terme. L’intervention d’un homme politique, représentant du gouvernement en place, illustre bien cela. On doit passer au stade suivant : faire cesser les massacres et juger des responsables (afin de se donner bonne conscience à peu de frais) mais assimiler (acculturer) les populations, leur imposer des modes de vie et une histoire qui ne sont pas les leurs, mais bien ceux des vainqueurs. A ce titre, la fin du film est terrible et d’une violence qui ne dit pas son nom. L’envoyé du gouvernement demande à Segundo et sa femme, habillés pour l’occasion à l’occidentale, de singer des manières qui leur sont inconnues, avant de lâcher, excédé devant le refus de celle-ci : « Vous voulez faire partie de la nation, oui ou non Rosa ? Buvez ce thé ! »

Par sa volonté de montrer que la nation chilienne s’est construite par le génocide de populations autochtones (et, par là même, de briser un silence assourdissant en redonnant une visibilité aux « vaincus »), Felipe Gálvez Haberle a mis en scène, avec Les Colons, une œuvre politique puissante et remarquablement mise en scène.

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RÉALISATEUR :  Felipe Gálvez Haberle
NATIONALITÉ : Chili, Argentine, France, Grande-Bretagne, Taïwan, Danemark, Suède, Allemagne
GENRE : Drame
AVEC : Mark Stanley, Camilo Arancibia, Mishell Guaña
DURÉE : 1h37
DISTRIBUTEUR : Dulac Distribution
SORTIE LE 20 décembre 2023