Les Cinq Diables : Border time

Joanne (Adèle Exarchopoulos) est prof d’aquagym, ex-miss Rhône-Alpes, dans son village entre deux montagnes. Elle parcourt durant 20 minutes un lac gelé après que sa fille Vicky (l’excellente Sally Drame) lui a passé de la graisse sur le corps pour conserver une température viable en nageant. C’est l’occasion aussi pour cette enfant d’à peine dix ans de conserver l’odeur de sa mère dans un bocal (légendé Mom 1, Mom 2…) comme elle le fera avec toutes les espèces végétales ramassées ! scientifique en herbe ou petite sorcière, elle est presque une Petite maman, et sa mère finira par découvrir son talent, sans que cela ne lui fasse, finalement, ni chaud ni froid. Jimmy (Moustapha Mbengue), l’époux pompier de Joanne, d’origine sénégalaise, est plutôt absent, comme sa belle-sœur Julia (Swala Emati), avec qui elle semblait avoir des contacts privilégiés jusqu’à ce que cette dernière, caractérisée de lesbienne pyromane et haïe des habitants du village alpin, disparaisse de la circulation durant dix ans, avant de réapparaître. Autour de cette famille étrange, gravitent également le papa de Joanne, Jean-Yvon (Patrick Bouchitey), mauvais blagueur trivial ainsi que Nadine, qui travaille aussi à la piscine municipale, dont le visage a été brûlé et qui a des pulsions (résilientes ?) pour Jimmy le pompier et réciproquement, semble-t-il. Entre eux tous, peu de dialogue, quelques crises, à l’exception de Vicky qui pose des questions existentielles (sur sa propre existence d’ailleurs), tente de comprendre ce qui se joue exactement dans les relations entre les divers membres de la famille parce que son attachement à sa mère, qu’elle a peur de perdre, est sans bornes. Autour d’eux enfin, ce seront des habitants marqués par un événement dramatique, aux valeurs douteuses (ils sont racistes, homophobes, violents), ce qui se traduit notamment par l’attitude des enfants vis-à-vis de la métisse à la coiffure Jackson 5 et au pouvoir digne du héros romanesque du Parfum (P. Suskind) ou de l’héroïne du film Border (A. Abbasi) qu’ils appellent sans scrupule « balai à chiottes »… C’est un décor non pas campé mais tissé qui se met en place et qui sera complété, en réponse et histoire de traverser les temporalités, par des scènes issues du psychisme de Vicky, qui après avoir inhalé un liquide mystérieux trouvé dans le sac de sa tante, s’évanouit brutalement et fait des voyages dans les abimes de son inconscient.

Dans ce décor non pas campé mais tissé qui se met en place, c’est un autre décor psychique qui est donné à voir pour faire aller le film vers les limites de l’inconscient.

Les premières images du film, déjà marquantes, débutent de façon proleptique sur un plan- séquence en plongée sur une route sinueuse parcourue par une voiture à grande vitesse (on a pensé à un plan de Sombre de Grandrieux) et un regard caméra de Joanne, rescapée comme ses amies gymnastes, d’un incendie volontairement provoqué par la folie de Julia et qui a détruit le territoire des Cinq Diables. À la froideur, la distance, le vide placé du côté des éléments eau et terre et avec l’arrivée de l’extraordinaire bande-son composée par Florencia Di Concilio répondent la chaleur des flammes, le crépitement et l’agitation placés côté feu et air. Si l’environnement et la nature sont à leur bonne place, ils seront pourtant un enjeu notamment lors des expériences de Vicky à mettre ses trouvailles en bocaux pour figer leur odeur et améliorer encore sa capacité d’odorat. Elle est ainsi placée du côté de la nature (même si elle tend par ses voyages extra-temporels à aller du côté de la culture), des origines (d’ailleurs elle interrogera sa mère sur sa propre naissance) et des mystères de pratiques (la sorcellerie ?), rejetées par tout un chacun. Chaque personnage aura son lien à un élément, Joanne placée du côté de l’eau quand sa belle-sœur est placée du côté du feu, le frère et mari, pris entre ces deux relations, éteignant les seconds avec la première. Léa Mysisus, si elle se focalise sur le personnage de l’enfant (cf. le récent Petite maman de Céline Sciamma et ses téléportations temporelles, ou le Portrait de la jeune fille en feu dont une résonance se crée entre l’affiche du film et la scène de l’incendie), voit sa caméra attirée par le personnage de la mère, qui, dans sa distance totale, reste tout de même attentive à ce qui se passe autour d’elle mais fait le choix de les ignorer ou de les éviter, chacun son confort. Confort, facilité, simplicité, le film ne tend pas à cela au vu du travail effectué autour de la narration dont les ellipses et les jeux temporels accentuent le pouvoir, et sur le jeu d’acteurs, chacun, à l’exception de Vicky – qui pourtant s’échappe du réel par ses pouvoirs – qui montrent des personnages fantômes d’eux-mêmes, presque absents même lorsqu’ils sont présents. Jimmy est mutique mais il a écrit une carte de vœux à sa sœur, Julia erre à la recherche d’une bouteille d’alcool, Joanne semble fuir dans le sport ses désirs ou pulsions contrariés, quand l’enfant est le corps et l’esprit par qui tout transite.

Jimmy mutique, Joanne en fuite, Julia errante, Nadine hurlante, et par le corps de l’enfant tout transite.

C’est là que le film devient une ode à l’enfance, et nous fait assister à une émancipation précoce qui semble être sollicitée par des parents malgré eux, peut-être pour la force, la solidité ou la naïveté que les enfants possèdent encore quand leurs aînés les ont perdues. Car il faut le dire, Vicky fait tout le film et devient une petite héroïne fascinante, non pas uniquement par le pouvoir qu’elle a développé – au passage entre sentir et ressentir, il n’y a qu’un pas –, mais parce qu’elle sait, comprend, se trouve là où il faut et incarne une forme de résilience, face à des traumas, qui, s’ils ne sont pas directement les siens, l’entourent pourtant et font héritage. C’est donc par l’intermédiaire de ce mi-ange mi-démon, mi-enfant mi-adulte, noire et blanche à la fois (puisqu’elle est métisse), Vicky, avec ses poses, son accoutrement et ses lunettes pop lors d’une soirée, ses recettes de mixture magique, que le film nous apprend à regarder, comme il nous indique de nous tourner vers le passé pour mieux cerner un avenir, et afin que ce ne soit pas lui qui nous rattrape. Si le film reste froid et éloigné de toute émotion, placé plutôt du côté des mystères et de l’étonnement qui en découle, la bande musicale, qui accompagne ce récit des profondeurs mis en images avec un certain brio, vient apporter ce qu’il manque d’émotion. On retiendra la scène de karaoké sur le tube Total Eclipse of the heart de Bonnie Tyler, d’autant qu’il opère un rapprochement des corps féminins – qui avait été anticipé par les visions de Vickie – d’autant plus chaleureux que les sourires sont revenus…Il faut aller voir ce film pour n’en retenir que son essence, soit celle qui s’exhale des petites fioles odorantes qu’on a tous gardées quelque part, dans une armoire ou à la manière d’une madeleine… à retrouver. Et clin d’œil à Baudelaire qui le dit encore mieux : « Charme profond, magique, dont nous grise Dans le présent le passé restauré ! Ainsi l’amant sur un corps adoré Du souvenir cueille la fleur exquise…» (Le Parfum).

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RÉALISATEUR :  Léa Mysius
NATIONALITÉ : France
AVEC : Adèle Exachorpoulos, Sally Drame, Swala Emati, Moustapha Mbengue, Delphine Patakia, Patrick Bouchitey
GENRE : Drame psychologique
DURÉE : 1h35
DISTRIBUTEUR : Le Pacte
SORTIE LE 31 août 2022