L’Europe du Nord a largement contribué à la qualité du cinéma d’auteur. Elle nous a peut-être apporté le plus grand cinéaste de tous les temps avec Ingmar Bergman mais signaler uniquement ce nom, ce serait en fait oublier tous les grands cinéastes nordiques : la Suède (Bergman donc mais aussi Bo Widerman, Roy Andersson, Ruben Ostlund), le Danemark (Dreyer, Lars von Trier), la Finlande (Aki et Mika Kaurismaki). Il était bien temps que vienne le tour de la Norvège. C’est désormais chose faite avec le Grand Prix du Jury accordé cette année à Cannes à Joachim Trier et sa Valeur sentimentale, qui vient couronner une oeuvre constituée uniquement de moments forts, sans temps morts. Au début de l’année, en février 2025, un indice nous indiquait déjà que le cinéma serait cette année en grande partie norvégien : l’Ours d’or de Berlin décerné à Rêves, deuxième volet de la trilogie d’Oslo, signée par Dag Johan Haugerud, un cinéaste méconnu qui ne le restera pas longtemps. Un grand film sur l’éveil de l’amour, les mensonges et les omissions de la fiction, l’affranchissement des injonctions de conformisme aux normes sociales.
Johanne tombe follement amoureuse de sa professeure de français. Pour conserver une trace de ses sentiments, elle écrit tout ce qu’elle vit dans un livre. Sa mère et sa grand-mère sont choquées par les descriptions intimes, mais elles ne tardent pas à reconnaître son potentiel littéraire. Alors qu’elles débattent de l’opportunité de le publier, les trois femmes sont confrontées à leurs propres rêves et aspirations inassouvis.
Un grand film sur l’éveil de l’amour, les mensonges et les omissions de la fiction, l’affranchissement des injonctions de conformisme aux normes sociales.
Disons-le tout de suite : la grande originalité de Rêves, c’est qu’il est raconté à 70 ou 80 % en commentaire en voix off, sur un montage d’images virevoltantes. Il faut remonter sans doute au Journal d’un curé de campagne de Robert Bresson pour trouver un tel ratio de commentaire/image. Ce faisant, Dag Johan Haugerud organise un chassé-croisé virtuose entre ce qui est commenté et ce qui est dialogué en direct. Il suit ainsi les émois racontés dans son journal intime par une adolescente, suite à son coup de foudre pour sa professeure de français, et nous les fait partager à vingt-quatre images par seconde. Rêves vous fera vous ressouvenir de votre premier amour, comme au premier jour, des émotions vives et foudroyantes que vous avez pu vivre, des tristesses insondables et des déceptions insurmontables que l’absence engendre.
Porté par une interprète gracieuse et vibrante, Ella Øverbye, qu’on reverra certainement, digne petite soeur virtuelle de la formidable Renate Reinsve, Rêves nous plonge en plein coeur d’une relation amoureuse telle qu’elle est pensée et vécue avec une grande pureté par une jeune adolescente. On remarquera d’ailleurs que la plupart des personnages de ce film sont presque tous féminins, ce qui représente une incroyable performance d’écriture de Dag Johan Haugerud pour les avoir fait exister avec une telle véracité : Johanne et Johanna, l’élève et son enseignante, séparées par une lettre et quinze ans de différence, la mère et la grand-mère de Johanne, la première, danseuse frustrée, la seconde poétesse, qui essaie d’accepter la fin de sa vie, l’éditrice de la grand-mère qui deviendra aussi celle de Johanne, etc…
Parmi les films de la Trilogie d’Oslo, ensemble de trois films tous écrits et réalisés par Dag Johan Haugerud, Rêves est certainement le plus prenant et accessible, par sa narration intense qui paraît quasiment ne jamais s’arrêter. Car, en-dehors de la narration romanesque des extraits du journal de Johanne, les retours au présent interrogent cette fiction a priori autobiographique. Cette fiction idéalisée cacherait-elle une agression sexuelle? Un abus de pouvoir de la part de la professeure, voire un harcèlement peu glorieux de Johanne? La grand-mère et la mère de Johanne envisageront cette hypothèse avant de croire à la version plus rassurante d’un éveil queer, d’une révolution féministe dont Johanne serait l’héroïne involontaire. Il faudra attendre la confrontation de la mère de Johanne et de Johanna pour que le suspense psychologique soit levé par la voix off de Johanne, à moins que celle-ci ne continue à affabuler. Le doute demeure…
On ne saura d’ailleurs pas plus si Johanne est une écrivaine de talent, une homosexuelle refoulée, ou simplement une jeune fille ordinaire qui aura mené toute sa famille et elle-même en bateau. Le film réussit à préserver cette ambiguïté jusqu’à la fin autour du personnage de Johanne. Dans cette Trilogie d’Oslo, Dag Johan Haugerud orchestre la rencontre entre Rohmer et Kieslowski, l’un par l’emprunt à des dialogues abondants, l’autre par sa conception de la trilogie thématique. Les thèmes, éveil queer, normes sociales, relations humaines, se répondent et se complètent au sein de la ville d’Oslo, faisant concurrence à une autre Trilogie d’Oslo, celle de Joachim Trier. A la fin de Rêves, apparaît ainsi dans une importante séquence de fin un psychologue, Bjorn, qui surgissait déjà dans Désir, et que l’on retrouvera, bouleversant, dans un rôle plus développé dans Amour. Trois films dont les styles cinématographiques différents s’accordent à l’âge et à la position sociale de leurs personnages principaux respectifs. La Trilogie d’Oslo propose ainsi par rapport à Rohmer une mise à jour relative aux réseaux sociaux et aux personnages gays, et surtout comme celle de Kieslowski, représente l’une des rares trilogies homogènes en qualité cinématographique et en thèmes sociétaux.