Les Chroniques de David : retour sur Los Delincuentes de Rodrigo Moreno. Liberté, j’écris ton nom

Los Delincuentes a été projeté au Festival de Cannes 2023 dans la sélection Un Certain Regard. Pâtissant peut-être de sa durée rédhibitoire de trois heures, il n’a remporté aucun prix ni déclenché d’enthousiasme critique. Peut-être n’était-ce ni le lieu ni le moment pour apprécier véritablement cette oeuvre qui prend paisiblement son temps, en déjouant les attentes.

Car le but des personnages consiste à chercher comment profiter profondément de son temps. Empruntant l’origine de son intrigue à un autre film argentin de 1949, L’Affaire de Buenos Aires d’Hugo Fregonese, Moreno campe un employé de banque modèle qui a soudain l’idée lumineuse de voler dans les coffres de la banque où il travaille de quoi le dispenser de travailler pour le restant de ses jours. Ce dénommé Morán prend néanmoins le double de la somme nécessaire car il a besoin d’un complice qu’il choisit, sans le prévenir, en la personne de Román, un de ses collègues. Morán a planifié de se dénoncer et de passer trois ans et demi en prison avant de partager le butin avec son ami Román. Mais les choses ne se passent pas aussi tranquillement que Morán l’avait prévu : en prison, il doit payer des sommes supplémentaires à un protecteur, chef des détenus ; Román éprouve une culpabilité assez insoutenable, et ne peut supporter de cacher le magot à son domicile.

A ce point de l’intrigue, c’est-à-dire à peu près à la fin de la première partie, Los Delincuentes ressemble à un thriller diabolique où l’on se demande si les malfaiteurs vont parvenir à aller jusqu’au bout de leur projet. Or, le plus étonnant est que le film prend délibérément la poudre d’escampette dans sa deuxième partie, en relâchant son rythme et presque toute notion de suspense. Place à la nature, l’amour et la poésie (le cinéma en pleine campagne, la poésie récitée en prison). Autant le film est urbain avec quelques touches de nature dans la première partie, autant c’est l’inverse dans la deuxième partie, où la verte campagne prédomine nettement. Comme si les deux délinquants avaient trouvé de vraies raisons de vivre et de goûter à leur liberté, plutôt que d’échapper à un morne destin de boutiquier.

Il est facile de rapprocher Los Delincuentes de Trenque Lauquen, tant il semble être l’involontaire pendant symétrique. Trois heures au lieu de quatre (mais à l’origine Los Delincuentes faisait également quatre heures), deux parties où la première pose les bases de l’intrigue avant que la deuxième ne les dissolve, des histoires entrecroisées où dominent soit les hommes (Los Delincuentes), soit les femmes (Trenque Lauquen). Moreno se montre tout aussi habile dans l’art de l’ellipse, puisque la première partie en recèle une très belle, absolument insoupçonnable, qui révèlera son secret lors de la deuxième partie. Au-delà de l’intrigue de thriller, Los Delincuentes est en fait une réflexion sur les moyens d’utiliser sa liberté et les véritables raisons de vivre.

Pourtant Moreno n’appartient pas au désormais fameux collectif cinématographique El Pampero, ayant engendré les films monumentaux La Flor de Mariano Llinas et Trenque Lauquen de Laura Citarella. Mais il y est en quelque sorte relié par sa participation critique à La Revista del Cine, à laquelle participent également deux membres de El Pampero et l’utilisation de deux actrices de Trenque Lauquen, dont l’incomparable protagoniste, Laura Parades. Preuve d’un cinéma argentin incroyablement fécond en ce moment, Los Delincuentes est un film très ludique où les noms des personnages sont des anagrammes (Morán, Román et Ramon pour les hommes, Norma et Morna pour les femmes), témoignant d’une réalité double ou triple, en tous cas multiple, où les choses s’inversent (ville, campagne), les raisons s’autodétruisent (une rente pour l’avenir, un bonheur amoureux), et les personnages finissent par abandonner leurs projets pour partir vers une autre quête plus essentielle.