Les chroniques de Darko –  Une langue universelle : Le fil caché

Surtout connu – et récompensé – pour ses courts-métrages d’animation et/ou expérimentaux, le cinéaste natif de Winnipeg – mais vivant à Montréal – Matthew Rankin nous livre ici son second long métrage après Le Vingtième Siècle (2019). Objet bizarre et animé d’un esprit loufoque, le film n’en reste pas moins un témoignage solide et poignant sur le thème de la solidarité humaine et la tendresse qui unit les êtres. Sélectionné à la Quinzaine des cinéastes du Festival de Cannes 2024, il y remporte le prix du public. Et nous sommes tout d’abord décontenancés par l’éclatement de la présentation en trois lignes narratives différentes et a priori séparées les unes des autres que nous propose le scénario: un professeur pour les enfants d’immigrés iraniens arrive en retard à son cours de français et fait la leçon à ses élèves indisciplinés. L’un d’entre eux a perdu ses lunettes et ne parvient pas à lire ce que son professeur a écrit au tableau.

C’est alors que deux jeunes filles trouvent un billet de banque gelé dans la glace et que l’idée leur vient qu’avec cet argent elles pourront acheter une nouvelle paire de lunettes à leur camarade; encore faut-il trouver le moyen de casser la glace. Un homme inconnu dont nous ne voyons pas le visage propose son aide. Nous ne le retrouverons que dans la troisième et dernière partie du film. Tandis qu’un homme décide de quitter son travail à Montréal pour se rendre à Winnipeg où vit encore sa mère. Il s’appelle Matthew Rankin tout comme le cinéaste qui joue ici son propre rôle. Il croise pendant son voyage le professeur dans un bus. Puis il croise les deux jeunes filles chez un fleuriste sans qu’on aperçoive son visage et qu’on sache que c’est lui, Matthew. Enfin, il croisera un guide touristique qui s’avérera être le fameux inconnu dont nous avons déjà parlé et qui est un drôle de guide touristique, faisant visiter les « curiosités » de la ville de Winnipeg à ses clients: une fontaine inactive, un banc sur lequel est posée une mallette oubliée depuis 1978

C’est le thème de l’entrecroisement des individus au sein d’une grande ville où chacun passe à côté des autres sans nécessairement se rendre compte qu’un lien peut-être l’unit à eux.

Personnage d’autant plus important qu’il est l’homme avec lequel a rendez-vous Matthew qui recherche toujours sa mère, c’est Massoud, double de Matthew, qui a pris sous son aile cette dernière. C’est le thème de l’entrecroisement des individus au sein d’une grande ville où chacun passe à côté des autres sans nécessairement se rendre compte qu’un lien peut-être l’unit à eux. Et certes la ville nous fait oublier le lien qui nous unit aux autres, froide, déshumanisée, avec ses grands bâtiments en pierre et la neige transformée en boue sale qui recouvre les trottoirs. Traversée et comme dominée par le réseau autoroutier qui surplombe les hommes, assourdissant et contre lequel viennent se fracasser les solitudes. Car Matthew est un homme passablement seul en quête de ses origines: il se rend sur la tombe de son père y déposer une plante qui lui est offerte incidemment par l’une des deux jeunes filles.

Le hasard joue ainsi un rôle prédominant dans les rencontres qui se nouent entre les personnages et le destin de chacun d’entre eux est comme voué par la fatalité à être induit par celui des autres. Un destin universel en quelque sorte qui se joue de millions de particules qui s’entrechoquent et influencent réciproquement leur cours en un hasard savamment calculé. Car sur le fond de cette solitude, Matthew est relié aux autres et trouve l’amour, celui d’un jeune couple – et du mari surtout – qui vit dans l’ancienne maison de sa mère et qui se prend d’amitié pour cet homme en visite à Winnipeg. Puis de Massoud qui a pris soin de sa mère pendant qu’il vivait à Montréal et qui le croyait mort. Ainsi la rupture du lien affectif s’assimile à une mort lente au sein d’une société déshumanisée qui pense surtout à consommer et à faire consommer – les nombreux spots publicitaires qui entrecoupent le film. Une vie dénuée de sens qui justifie l’emploi dans le film de personnages et de situations grotesques – le « débrief » du patron de Matthew, l’homme transformé en sapin de Noël, le marchand de dindes – dans un style pince-sans-rire qui rappelle parfois celui de Aki Kaurismaki. Même si progressivement les liens s’établissent et qu’à la fin les choses prennent tout leur sens. Une fable onirique et une comédie dramatique sur l’amour et la chaîne de solidarité qui unit les êtres entre eux.