Mohammad Rasoulof est un cinéaste sous surveillance, celle des autorités iraniennes. La justice de son pays l’a à maintes reprises fait mettre en prison ou interdire de quitter le territoire. Et c’est d’ailleurs secrètement qu’il quitte l’Iran où il est condamné à huit ans de prison en 2024 pour venir présenter son film au festival de Cannes dont il est un habitué. L’accusation de propagande contre le régime qui lui est imputée n’est certes pas dénuée de tout fondement. C’est en effet dans un climat d’émeutes contre le régime théocratique du pays que se déroule le film. Plutôt que des images directes, c’est au travers des réseaux sociaux via un téléphone portable qu’elles nous sont présentées, avec le déchaînement de violence gratuite et arbitraire des forces de police qu’elles impliquent. Les moyens numériques sont en effet devenus à l’ère des nouvelles technologies un puissant levier de contestation pour soulever les foules et créer un mouvement de contestation populaire comme cela a été le cas lors du Printemps arabe – auquel on a pu donner le nom de révolution 2.0.
Les deux filles d’Iman, dont l’une est lycéenne (Sana), et l’autre déjà étudiante (Rezvan), y font appel et les nouvelles rapportées par les réseaux sociaux dont s’est emparé le peuple ne concordent pas avec la propagande officielle de la télévision qui adopte le point de vue du pouvoir en place. Ils constituent donc un contre-pouvoir destiné à porter un regard critique sur les émeutes dont certains les disent fomentées par des « voyous ». Les deux sœurs prennent fait et cause pour les contestataires, position d’autant plus délicate qu’elle entre en collision avec la position sociale du père. Imran vient en effet d’être promu au rang d’enquêteur auprès des tribunaux. Deux ans d’attente lui permettront d’accéder au tribunal révolutionnaire, l’un des postes les plus convoités de l’Etat. On comprend dès lors que dans le microcosme de la famille, l’autorité paternelle n’est que le reflet de celle de l’Etat théocratique. C’est à travers le prisme de la famille que Mohammad Rasoulof condamne avec le plus de fermeté les dérives d’un patriarcat rendu fou par sa paranoïa. Car en contrepartie de sa promotion, Imran doit désormais faire preuve d’une exemplarité sans défaut qui vaut en même temps pour les membres de sa famille.
C’est à travers le prisme de la famille que Mohammad Rasoulof condamne avec le plus de fermeté les dérives d’un patriarcat rendu fou par sa paranoïa
Najmeh, son épouse, est une femme aimante, admiratrice du parcours réalisé par son mari arrivé presque au plus haut de l’Etat. En même temps que de soutenir celui-ci, elle est responsable de la bonne tenue – vestimentaire par exemple: ongles vernis interdits, coloration des cheveux – et du comportement honorable de ses deux filles. Et surtout éviter les mauvaises fréquentations. Mais voilà, à l’encontre de leur père occupé dans son bureau fermé à signer des actes d’accusation aberrants contre lesquels il s’insurge d’abord – manquant de temps pour examiner avec suffisamment d’attention les dossiers qui lui sont confiés – ses enfants sont en contact direct avec la population et assistent aux violences et aux méfaits commis arbitrairement par la police. Elles recueillent même une amie de Rezvan, victime sanguinolente des coups qui lui ont été portés par les policiers. La mère joue le rôle d’infirmière. Du côté de son mari au début du film, soutenant l’avis de celui-ci et l’opinion officielle sur les émeutes et plus largement sur la société elle-même, on assiste progressivement au basculement de Najmeh du côté de ses filles, lorsqu’elle se verra soupçonnée en même temps que ces dernières de la disparition de l’arme officielle d’Imran, et qu’elle se verra soumise au même interrogatoire humiliant face à un inquisiteur froid – autant que le décor qu’il occupe et que ses manières glaçantes – et sans scrupules. C’est ce portrait bouleversant d’une femme assistant au naufrage de son mari et aimant éperdument ses enfants qui fait l’une des forces du film. Elle est le pilier qui supporte la cohésion de la famille tant que cela reste possible.
Imran quant à lui est le syndrome d’un Etat devenu d’autant plus paranoïaque et répressif qu’il a accumulé de pouvoir sur les individus. Car la pression vient d’en haut et de la loi – le ver est à l’intérieur du fruit. En effet, pour la perte de son arme, Imran risque deux ans de prison et surtout de perdre son honneur et tout le crédit dont il pouvait bénéficier. En représailles, c’est à sa propre famille qu’il s’en prend, reproduisant sur elle le schéma social dont il n’est lui-même qu’un maillon. Sa méfiance va en s’amplifiant lorsque sa fiche personnelle devient publique et qu’il se sent pourchassé à travers les rues, en voiture et jusqu’au pied de chez lui. L’enchaînement des plans adoptant le point de vue subjectif d’Imran rend sensible le délire grandissant qui s’empare de lui. La caméra effectue un panoramique autour du point central qu’il représente et nous le sentons perdu. Jusqu’où peut aller cette paranoïa de l’Etat qui terrorise et massacre sa population, à travers le destin d’un homme et de sa famille, c’est ce que le film nous montre, aux risques et péril de son réalisateur.