Les Chroniques d’Ana : retour sur Medusa. Les Filles sauvages

La Méduse et ses sœurs Gorgones, passées de représentations antiques à de plus populaires, a vu sa symbolique évoluer à travers les temps : symbole de protection puis de liberté, elle reste pourtant le symbole sexualisé d’un monstre aux cheveux de serpent. Capable de transformer les hommes en pierre d’un seul regard, Médusa est synonyme de vengeance si on se remémore qu’elle a été violée par Poséidon avant d’être décapitée par Persée. Ainsi placée entre un double état de victime et de coupable, elle a encore des choses à signifier aujourd’hui, ce que l’on peut percevoir dans le nouveau film d’Anita Rocha da Silveira, ses apparitions de serpents sur les murs, et son fantôme, une victime défigurée venue hanter tout le film… : la présence de l’icône, ancienne mannequin et personnalité LGBTQ, Bruna Linzmeyer, en témoignera.

Mariana, Michele, Karen et leurs messagères sont un gang de huit filles (sauvages mais pas dans le sens des garçons qu’on connaît ! Mandico si tu nous lis), qui, bien que placées du côté de la religion et de ses idées conservatrices et puritaines (à la Bolsonaro forcément), vont user de la violence la plus extrême pour faire appliquer leur « éthique ». Partant masquées la nuit, elles s’en prennent à toute jeune fille qui serait à leurs yeux une impie à cause de désirs éveillés, éprouvés ou d’une sexualité affichée, et inverse de l’image attendue de la femme à marier, à enfanter, à cuisiner, et à prier ! Dans cette ambiance criminelle malgré pourtant des couleurs pop (avec des néons rouge, vert, bleu, et fluo), inspirées des giallos comme des films d’horreur (de Bava à Argento), ça crie, ça insulte, ça hurle, et ça moralise une victime à terre, rouée de coups sur la voie publique et filmée parce que… réseaux sociaux : « Ouvre les yeux et prie » lira-t-on sur les murs pour cacher des publicités tentatrices. Les séquences avec le pasteur qui est leur maître et ses évangélistes roses et bleus (la compagnie des hommes donc) expriment de quoi se nourrit cette jeunesse brésilienne, dans des scènes durant lesquelles elles partagent leurs moments de « grâce » collective (concert religieux, speed dating ou tutoriel vidéo chrétien à concocter !) quand ce ne sont pas des séances filmées de la blonde Michele (Lara Tremouroux) à la maison montrant le visage décoloré de la perfection – on sait combien importe l’apparence physique aux Brésiliennes et le niveau de fréquentation des centres esthétiques. Pour faire un contrepoint à cet enfer moral et physique, on verra Mariana (Mari Oliveira), qui a été blessée au visage lors d’une attaque, passer d’un travail au sein d’une clinique de chirurgie esthétique qui ne la tolèrera plus avec sa grande cicatrice sur la joue, à un emploi sordide dans un hôpital où survivent des êtres dans le coma et où elle s’éveillera à une sexualité (trop refoulée).

Voici un film à la volonté formelle marquée que ce soit dans l’esthétique comme dans la bande originale – faite notamment d’une reprise des Animals, avec Siouxsie and The Banshees, et avec la musique de Bernardo Uzeda), qui montre une certaine maîtrise de la part de la cinéaste, volonté qui vient répondre à un monde dans lequel rien ne devrait dépasser (physiquement comme moralement) et qui tombe dans une période où le mélange des genres est à l’honneur. C’est ainsi à la fois un thriller, un film d’horreur, un teen movie et une satire politique qui se rencontrent à travers les différents tableaux, les premiers genres permettant à la fois de masquer, de rendre hommage (par les références aux cinémas de Lynch, Coppola ou Winding Refn), de se démarquer mais aussi de ne pas traiter frontalement ce qui est pourtant dénoncé ici. Car derrière cette ambiance pop et faussement joyeuse par endroits, se discerne quelle violence sous-jacente gronde sous la terre brésilienne : racismes divers (de couleur et de forme) versus conventions esthétiques (de beauté et de laideur), patriarcat et machisme (dont le pouvoir et la force placent les femmes sur un terrain inné de défaite) précarité de certains milieux sociaux (intellectuellement et matériellement) prétendus aidés et soutenus par l’Église versus propagande aggravée par les réseaux sociaux et qui devient outil de surveillance. (Se) surveiller devient le maître mot du film, ce que permettent à la fois les regards humains comme les outils dédiés depuis la caméra jusqu’au téléphone portable : une mise en abyme qui vient témoigner des profits comme des inconvénients d’un monde tout image. Que ce soit à l’intérieur des maisons où les attitudes sont scrutées ou à l’extérieur où une police humaine vient régler ses comptes à une autre partie de l’humain, que ce soit dans un hôpital ou entre les arbres d’un forêt, le malaise persiste, derrière lui la crainte, à cause d’elle le déni et la sauvagerie d’êtres qui sont proches de devenir les fantômes d’eux-mêmes. Parce que oui, ce film est bien hanté, notamment par les mythes et les péchés, par des désirs enfouis et des fantasmes étouffés que Da Silveira vient mettre en lumière, et en flash (on voit une photographie être prise) dans les nuits noires obscurantistes…

Si le récit est basé sur quelques répétitions, l’image peut-être trop chargée de références aux films de genre, qu’il voit parfois son rythme pécher entre des moments de tension très forts et des moments d’observation distants, l’ambiance générale reste prenante et captivante, notamment grâce à des scènes du plus grand mérite : l’entrée et la sortie du récit – avec sa transe érotique et son lynchage successif, les manifestantes et leurs cris de rage –, les scènes familiales avec la petite nouvelle à éduquer (témoin purement inquiétant) ou religieuses depuis la danse de la milice masculine à la scène de mariage, sans oublier les scènes à l’hôpital (autre transe) sont grandioses. Dans le cinéma d’Anita Rocha da Silveira, tout est cri, tout est danse, tout écrit y est dense, et tout nous parle : les nombreux face caméra en témoignent, la cinéaste a quelque chose à dire, elle le fait haut et fort, et résonne longtemps son effort : bravo !