Les Chroniques d’Ana : retour sur Les Ames Soeurs d’André Téchiné. L’Homme sans passé

David saute sur une mine depuis son char, lui qui a choisi de s’engager devenu lieutenant dans l’opération Barkhane au Sud Mali. Sa sœur Jeanne gère, accompagnée de son chien Flambeau, la forêt qui entoure le domaine de Marcel, un ami en désespoir de vie, prêt à vendre sa demeure, et qui n’assume pas d’aimer être habillé en femme. Autour d’eux, une nature qu’André Téchiné rend picturale, prise entre expressionnisme et fantastique, les enveloppe, au service du conte dans lequel on est conviés à entrer. Conte horrifique d’un homme qui, après des soins médicaux extrêmes, finit par remarcher pendant qu’une amnésie dissociative le positionne dans un psychisme de nouveau-né : ce sera sa sœur qui n’aura pas d’autre choix – consenti – que de s’occuper de ses derniers soins physiques, et dont la présence, l’accompagnement, l’attention permettront à son frère de recouvrer une forme de mémoire, petit à petit, de la survie à la résilience, et avec tout ce qui les lie…

Le nouveau fim d’André Téchiné n’a pas de quoi décevoir si l’on considère sa filmographie, et qu’à son âge, le cinéaste n’a rien à prouver, ou qu’il prouve combien il reste intéressé par l’humain. La liberté, celle qui prend dès l’ouverture détonante de son film – les flammes qui cachent un char en train de sauter sur une mine –, une entrée dans le récit qui n’accordera qu’une part faible au déroulé de ses étapes et peu d’intérêt à son rythme dans un premier temps très rapide pour une entrée en matière – accident, hôpital, annonce, déplacement – qui par ailleurs aborde des sujets tout aussi importants les uns que les autres : l’armée, l’engagement, les responsabilités, et ce qu’on en retire – en terme de vie, mort, action au monde – ; l’hôpital – ici les Invalides, institution nationale militaire – et ses méthodes vis-à-vis d’un blessé de guerre sauvé par le progrès scientifique qui ne peut par ailleurs rien face au problème psychique, du moins pas dans la même temporalité ; la famille et le rôle des aidants, qui souvent n’ont pas le choix dans le cas de solitudes familiales ou de culpabilités – ou nécessités personnelles. Sans compter qu’après l’arrivée de David dans la profonde Ariège de son enfance, c’est alors l’idée de village rural, avec sa mairesse, médecin de métier, à gérer les affaires locales, touristiques ou les évènements tels que l’arrivée du ressuscité enfant, d’isolement aussi, même si la solidarité est de mise dans cet environnement qui peut porter au suicide… sujet implicite et explicite du récit aussi… Téchiné parle de problématiques actuelles, sans en faire des caisses, sans bling-bling, sans didactisme apparent : les choses sont et les images les montrent pour faire entrer dans un récit du quotidien, avant de pénétrer plus avant, les forêts et les grottes, les corps et les psychés, le présent à reconquérir face à un passé à retrouver…

Le film intègre alors d’autres problématiques, cette fois-ci plus intimes, moins figées dans le sens où elles laissent place à un mouvement plus individuel – que collectif –, à une autre manière de filmer, au plus près, partant de gros plans sur les visages arrêtés et d’une caméra à l’épaule propre à faire vivre des instabilités internes permanentes masquées par de faux équilibres apparents. C’est ainsi à l’histoire d’un nouveau type de couple à laquelle on assiste, celui que forme une sœur et son frère – on ne dira pas l’inverse –, qui ne sont que demi. Rappel de souvenirs amorcés par Jeanne face au mystère et au néant psychique d’un frère retrouvé, la mère a travaillé dans l’hôtellerie avant que le bâtiment ne ferme on ne sait rien de leurs pères respectifs, mais chacun des personnages semble avoir évolué dans un isolement ou un éloignement assumé, qui pourtant les amènent à se retrouver. Dans la petite maison, Jeanne, qui soigne à la manière d’une répétition son frère, et David finiront par dormir dans le même lit, situation venue rappeler un passé plus secret et douloureux – malgré les consentements – mais que Jeanne n’a plus envie de reproduire. Téchiné filme méticuleusement les gestes, s’arrête sur les regards ou les sourires, n’oublie pas les réactions – celle de David émoustillé dans sa libido par la femme qui s’occupe de lui – de ces deux personnages qui s’aiment « naturellement », qui s’opposeront avant de s’affronter. Ainsi Téchiné choisit-il deux acteur et actrice actuels, en les personnes de Benjamin Voisin et Noémie Merlant, le premier physique, sauvage – à sa manière –, aussi spontané qu’immature malgré sa formation – et son caractère – rigide de militaire, quand l’autre semble plus frêle, apeurée, blanche et éthérée, malgré sa fonction qui l’amène à surveiller les dangers, à sa manière physique, et sauvage aussi recluse dans un coin de forêt. C’est alors, et comme le cinéaste en a l’habitude, un intérêt pour la relation qui se développe d’image en image, le lien et le point de tension qui les fabrique tous, sans compter la reconstruction. C’est ainsi que le film prend en ampleur tout en entrant dans la plus profonde intimité des âmes des personnages, tour à tour en discrétion et en explosion ( ! cf. l’origine du récit) et vient parler de sujets des plus graves. David et Jeanne ont consommé par le passé une relation considérée comme taboue entre deux membres d’une même famille, quand David fantasme encore à ce passé reconstitué par la parole – et non le souvenir – et la réaction corporelle, et que Jeanne tente d’effacer en tentant de reconstruire une relation plus saine. Sauver son frère de la tentation du suicide, l’aider à réentrer en lui semble pourtant constituer une manière thérapeutique pour elle, une manière de se sauver, voire de s’émanciper. C’est alors que le film interroge la capacité humaine à la résilience vis-à-vis des traumas, des pertes, des deuils, qu’il s’agisse de soi ou des autres, en conscience ou mémoire, ce que met en valeur l’alternance entre des scènes d’intérieur – en forme de huis-clos – sombres et à peine éclairées comme dans la grotte ou en extérieur dans les labyrinthes végétalisés des forêts environnantes.

Dans ce conte donc dans lequel les personnages sont amenés à réfléchir à leur existence au monde, relativement à leurs traumas respectifs, Téchiné nous donne à voir une histoire de passion, aussi simple que morbide, au sein d’un duo enfermé dans son cadre dont il essaie de s’extraire : quand l’un a tout oublié, l’autre sait et veut fuir, quand le premier a vécu l’immobilité, la seconde se met en mouvement ; dans les deux cas, ils sont accompagnés, le frère de sa sœur, la sœur de son ami de chien qui l’amènera à faire du sauvetage ( !) après qu’elle s’éloigne ailleurs. LE cadre, celui auquel le cinéaste prête une très grande attention, le cadre – familial – à reconquérir lorsqu’il est trop enfermant, à l’image de ceux qui enferment les tableaux de peinture et leurs images, tout en ouvrant des perspectives à qui les regardent. C’est bien ici que réside l’atout du film, celui de faire se croiser, à travers sa matière d’image, une corporéité, une sexualisation avec une intellectualisation, celle qui fait se souvenir, celle qui fait se retrouver, comme ses images passées des grottes préservées du patrimoine de l’humanité. C’est ici que réside une autre qualité du film, celle qui accorde toute sa liberté au mystère des mémoires des plus dévastés, comme si de rien n’était, mais avec toujours un solide espoir de la possibilité de s’en libérer. Ainsi l’on peut entendre comme un éloge pas désuet les quelques vers non rimés d’un Éluard rappelé : « Sur l’espoir sans souvenir J’écris ton nom Et par le pouvoir d’un mot Je recommence ma vie Je suis né pour te connaître Pour te nommer Liberté. », et parce que même à quatre-vingts ans, il ne faut renoncer.