Comme j’aurais aimé aimer ce film ! pourtant, la cuisine est peut-être trop épicée à mon goût, avec une dose de maladie (l’épouse acerbe Mina) jusqu’à y passer, un homosexuel secret, orphelin de mère, méprisé par son père dont il a hérité le commerce (Halim) , un jeune orphelin désargenté qui se débrouille depuis ses huit ans et cherche en l’homme un père (Yousef), des femmes revanchardes et revêches, jeunes ou plus vieilles, prêtes à négocier leur caftan à n’importe quel prix, et la police des rues là pour surveiller que tout le monde est bien en règle ! Ici Salé et sa Médina, ici le Maroc et ses rues blanches, ses enfants qui courent, des bars où affluent les hommes, un sauna, lieu de tous les dangers, et quelque musique orientale à tue-tête à faire frémir les traditionnelles… Au milieu coulent des tissus, et des mains dessus, l’art du maalem, qui à force de travail, de patience, de rigueur et d’endurance, coud et affine les motifs de fils dorés là pour embellir le costume : ici des coupes, des tracés, des nuits à y passer, des couleurs et des textures, des prix et du temps pour faire plaisir à celles qui porteront le caftan cousu à la manière de l’artisan, et sans la machine des nouveaux temps.
Mina et Halim sont époux et aimants, d’une drôle de manière : elle assure les commandes et les comptes, la langue pas dans sa poche, pendant que dans l’arrière-boutique, l’artiste produit des pièces rares : aux réparties de la première, à ses grimaces, ses humeurs – justifiées par un état de santé dramatique – répondront des gestes, ceux du couturier, qui a sa tête, ses yeux et ses mains pour fabriquer, tel un cinéaste : mise en abyme. Entre eux, ce serait l’amour, sans trop de désir pour celui qui préfère les hommes, sauf que l’amour serait plutôt poly car les tendresses comme les jouissances sont ailleurs. Lubna Azabal joue parfaitement l’épouse mère (sans enfant), la patronne, celle qui a élevé (un homme, un mari), celle qui prie, celle qui voit que quelque chose ne tourne pas rond, entre deux mandarines, seuls aliments qu’elle peut sucer dans la maladie qui l’a fait fondre : ainsi des scènes de déshabillage montrant son ossature et sa réduction à petits feux, ou bien inversement, des scènes où le lâcher-prise est de mise, entrée dans un bar d’hommes, criant un hourra de « But » à l’équipe adverse, fumant, et finissant par danser. Acceptation. Entre le couple, qui a alterné la bienveillance réciproque, Mina s’étant occupée de l’esseulé Halim par le passé, elle qui l’a aidé à se relever, alors qu’il s’occupe d’elle dans le présent, et la relève dès qu’elle chute à terre, trop faible, ce sont d’autres désirs qui s’immiscent. Désir de sur.vivre pour l’une, désir de re.vivre pour l’autre, ce qui sera possible avec l’arrivée du jeune Youssef. Alors que l’inconscient de Mina l’accuse injustement du vol d’un tissu – sa mémoire défaillante lui a fait oublier qu’elle l’a rendu à un commerçant –, qui (nous) vaudra une scène d’aveu, de remords et de pardon autour de l’honnêteté, ce dernier amorce l’aveu de l’amour à son patron et modèle de couture. La caméra filme de près les hommes, leurs mains, leur rapprochement, dans des (gros) plans, longs, souvent muets, appuis du non-dit mais de l’éprouvé, témoignage des désirs aussi anciens qu’ils sont naissants ; ce seront aussi des pieds qui dépassent d’une cabine individuelle au sauna, sans son, sans trop de mouvement, révélateurs que tout ne peut se passer qu’en hors champ. Le Bleu du Caftan est pourtant bien un chant : chant d’amour et de mort, chant d’humeur et de tumeur, chant de l’artiste qui souffre, et d’un cygne qui peut se réaliser après la mort annoncée.
Il est très étonnant que quasi toutes les figures du film soient montrées de façon négative ; il n’est pas moins étonnant que le récit nous fasse nous apitoyer sur tous ces hommes de se vivre pleinement – en dehors du travail ou de l’oisiveté – ; il est encore plus étonnant qu’il faille tuer la femme – et la mère – pour que s’exprime la vérité. Malgré ou à cause de scènes trop ostentatoires à montrer l’Amour, le vrai (filial, familial, maternel ?) – cf. une scène de danse certes magnifique entre le triangle amoureux ou celle tout aussi magnifique du déshabillage de la morte pour lui faire porter le caftan commandé le plus attendu et le plus long à créer –, le film multiplie les lourdeurs à s’être concentré sur trop de choses – le commerce et l’artisanat ; la maladie et l’impuissance ; l’amour et quelle sexualité ; le mensonge et le déni… – et étouffe le sujet qu’il était pourtant venu traiter. C’est dommage d’autant que les scènes de travail, de couture, d’apprentissage et de passation, de jour comme de nuit, sont d’une grâce et d’une puissance infinies. Contre le bleu du ciel où finira Mina, le bleu de la mer (de la fausse mère) qu’elle a dû incarner malgré elle, le bleu profond des yeux de Halim, la blancheur de la chaux des façades ne finit plus par briller et fait s’éteindre la lumière du couple homosexuel naissant dans un bar où un mauvais bruit est venu remplacer l’intérieure fureur pour la remplacer par la recomposition d’un trio familial à abattre la femme… Oui dommage, et pire, c’est une femme qui le dit.