En 2021, la réalisatrice espagnole Icíar Bollaín racontait dans son film Les Repentis l’histoire réelle de Maixabel Lasa, la veuve de Juan Maria Jauregui, un homme politique assassiné par l’organisation terroriste ETA en 2000 avant qu’onze ans plus tard, responsable impliquée dans une association des victimes du terrorisme, elle rencontre l’assassin de son époux : justice de l’échange, du pardon. Aujourd’hui, Jeanne Herry propose un récit moins centré sur les conséquences d’attentats à visée politique mais fait valoir le même procédé, en nous donnant à voir la rencontre entre des victimes de différents méfaits avec violence sur les personnes – vol de sac à l’arrachée, home-jacking, braquage de caisse au supermarché – dont les assassins en prison acceptent, après un long processus assuré par les membres du SPIP (service pénitentiaire d’insertion et de probation), de rencontrer leurs victimes, sur la base du volontariat Le processus, qui a émergé en 2014, instauré par la loi Taubira, s’est mis en place en 2017 en France. En parallèle de ces réunions de groupe, assis en rond, faisant circuler un bâton de parole au sein d’une pièce de la prison, de façon individualisée, on assiste à la tentative de réparation d’un frère vis-à-vis de sa jeune sœur qu’il a violée lorsqu’elle était enfant, niant jusqu’à son procès qu’il n’y avait aucun consentement. Je verrai toujours vos visages aborde ainsi, à travers quatre victimes, quatre assassins, deux aidants bénévoles et l’équipe de quatre travailleurs du SPIP et de leur chef, la question du traumatisme, le chaos psychique ou physique qui s’en suit dans la vie des victimes, les culpabilités diverses à les faire arrêter de vivre normalement, comme en parallèle la réalité des assassins et de quel état de conscience ils sont faits, le tout à travers une parole ouverte, encadrée, censée être réparatrice, et au service de la restauration d’une forme de justice pour ceux qui restent en quête de connaître l’origine du mal et le pourquoi dont ils ont été les proies. Le film est un récit des failles, celles qui s’érigent à la mémoire d’un passé déterminé, celles qui restent béantes dans un présent infini, et celles qui pourront se refermer au service d’un futur meilleur. C’est aussi une tragédie des huis-clos : celui dans lequel se sont enfermés les victimes – comme les coupables –, ceux qui offrent pourtant l’occasion de se parler, de s’écouter, de s’entendre ou éventuellement de se comprendre, celui de la prison, comme celui de la solitude montrée des médiateurs dont les méthodes et les règles de communication à la fois très strictes comme elles doivent être ouvertes démontrent cette phrase répétée à deux reprises à l’entrée et à la sortie du récit : « la justice restaurative, c’est un sport de combat – et tout ce que notre époque déteste ».
Le film s’ouvre sur une simulation imposée par Paul, le directeur de l’équipe des SPIP, interprété par Denis Podalydès : Fanny et Michel simulent leur propre rôle à venir en se confrontant à Judith qui joue le rôle d’une meurtrière et ils doivent démontrer qu’ils sont adaptés à l’expérience qu’ils vivront en réel, avoir la bonne attitude, respecter le rythme de chacun, trouver le bon mot ou laisser sa place au silence, pour autoriser l’autre qui n’est pas habitué à se dire ni à écouter – autre chose que des remontrances, punitions, sanctions –, à s’entendre. Ce sont donc d’abord ces médiateurs, aidants, membres de l’administration pénitentiaire que l’on rencontre, et dont on visitera la maison ou le jardin, apprendra leurs déceptions amoureuses ou partagera les verres ou repas : ce sont des gens comme tout le monde mais qui possèdent cette capacité et cette compétence de pouvoir tout entendre, de rester dans la bienveillance et le non-jugement permanents. Élodie Bouchez, Suliane Brahim et Jean-Pierre. Darroussin les incarnent, avec leurs personnalités respectives, leur gentillesse ou leur rigueur, leur naïveté ou leur perspicacité. Sabine, Grégoire et Nawelle, respectivement interprétés par Miou-Miou, Leila Bekhti et Gilles Lellouche, des gens comme les autres, détruits par une attaque violente envers leur personne, sur leur lieu de travail, à la maison ou dans la rue. Chacun d’entre eux est absolument traumatisé par l’évènement, sans parvenir à l’oublier, ne pas le ressasser, le comprendre, passer à autre chose, et surtout ne pas culpabiliser ni réussir à avancer. Lors des réunions de groupe, qui alternent plans larges, vues en plongée, lents et plans serrés sur leurs visages, leurs positions, parfois gros plans sur leurs mains ou leur regard, on les écoute, à tour de rôle, sans ordre, dans la spontanéité ou l’impulsivité du besoin qu’ils ont de s’exprimer, et de cracher parfois leur immense douleur. Les personnages sont purement et simplement captivants, les actrices et acteurs émouvants dans ces rôles incarnés, et leurs histoires, passées de phénomène public à secret intime, si elles perdent en valeur politique pure – la violence en ville, la misère des délinquants, la déshumanisation de la société – viennent démontrer de quelle poétique est faite leur discours : à qui ne peut plus sortir de chez elle ni revoir ses enfants, à qui ne peut plus se considérer comme un bon père, à qui est incapable d’affronter chaque jour sans penser à la mort échappée… Cela sera dit, redit par les protagonistes, des tremblements dans les mains, des larmes dans les yeux ou de la colère dans la voix. Car est bel et bien là tout le travail de Jeanne Herry, qui se penche sur l’oralité, le langage, la langue même, celle du corps aussi, celle qu’on doit partager avec un autre, qui s’il partage le même français, ne possède parfois pas le même sens, ne voit pas le même enjeu, n’entend pas la symbolique, ne saisit pas l’effet, dans la forme comme dans le fond, tout étant question de vécu, d’expérience, de culture et de reproduction. Ainsi les coupables, Nassim, Issa et Thomas respectivement interprétés par Dali Benssala, Dirane Ba et Fred Testot, ne sont pas moins troublants, voire attachants quand on apprend que l’un pense que les violences de son père n’en étaient pas, que l’autre ne conçoit pas l’esquisse d’un autre sentiment que celui de la peur – celle qu’il vit en entrant chez quelqu’un d’autre par exemple – et qu’il compare indifféremment à la peur de l’agressé qui voit un pistolet fixé entre ses deux yeux, ou qu’un dernier, addict au plus haut degré, explique qu’il adore sa marraine, et que son décès et l’idée d’un héritage – de 6000 euros – est un choc tel qu’il envisage de vivre, et d’essayer d’éviter d’être réemprisonné… Entre les premiers et les seconds, ce ne sont ainsi pas que des mots qui s’échangent mais des sensations, des émotions, des réticences comme des rétentions qui montrent que les emprisonnés ne sont pas ceux que l’on croit. On peut déjà saluer la direction d’acteurs qui montre qu’une mesure, qu’une justesse et qu’un équilibre ont été trouvés, tels que l’entend le processus même de réparation, ce même si l’on peut tout à fait imaginer qu’il n’en va pas ainsi toutes les fois dans la vraie vie.
C’est enfin à travers l’échange bi puis tripartite, éprouvés entre Judith (Elodie Bouchez) et Chloé (Adèle Exarchopoulos), dont les scènes sont magistrales grâce à des dialogues précis, une progression du discours à l’image du processus, et une tenue de la gestuelle, ce avant les retrouvailles avec le frère violeur (Raphaël Quénard) que le film prend sa dimension la plus forte, la plus resserrée comme la plus ouverte parce que sont abordés un crime majeur – loin de nous l’idée de dédramatiser les autres crimes –, les effets (sans effet) d’une justice uniquement pénale (et pas restaurative), le rôle des familles et les partis pris, des questionnements intimes et fondamentaux. On y reconnaît bien la patte d’Adèle, diablesse (!) qui n’en aurait éperdument (!) rien à foutre (!) dans une vie qui pourtant la ronge, ce que l’on voit à travers des images intercalées de ses souvenirs obsessionnels d’enfant – vue sur le verrou de sa chambre, son chat, des voix –, bien qu’ayant survécu à une mère dépressive, un père absent, une grand-mère contre elle, et un frère qui bute à accepter que non, il n’y avait pas consentement. Ici, champ et contre-champ alternent avec des focales sur les deux femmes, comme la vérité de la fiction vient remplacer les aspects documentaires des regroupements dans la prison. Si d’aucuns pensent à reprocher le caractère naïf et bien- pensant bienveillant du film, qu’ils s’interrogent sur ce que la société actuelle déteste : c’est, semble-t-il, davantage de trouver des résolutions, des réparations, des réhabilitations et des pardons puisqu’elle laisse place à la punition, la censure et la radicalisation. À nos yeux, ce film, sans être un film d’espoir, laisse place à l’espérance que demeure encore la possibilité que les mots puissent adoucir les maux, à condition de voir les visages, de s’apprendre à être responsables plutôt que coupables, et d’imaginer, ensemble, que puissent se résoudre des nœuds d’une société civile dont une société politique a à s’occuper. C’est simplement ce que tente de dire ce film, et pour cela, on remercie Jeanne Herry d’assumer ce parti-pris de la vie.