Les Chroniques d’Ana : retour sur Désordres. Quand le temps, c’est de l’argent!

Fin du XIXe siècle (après 1870), dans la Suisse romande – précisément à Saint-Imier, dans le Jura –, Cyril Schäublin nous fait partager, en 1h33, la vie d’ouvrières de l’horlogerie, précisément celle de la jeune Joséphine, et le début d’un capitalisme industriel, l’émergence et la diffusion de l’anarchisme à travers la présence du cartographe russe Piotr Kropotkine arrivé sur les lieux pour actualiser une carte de la région, le tout sur fond de nationalisme, et par l’intermédiaire d’une esthétique toute singulière aux plans décadrés, venus altérer le régime réglé des balanciers du titre qui emprunte à l’allemand (Unrueh) et montrer, peut-être, quel espace vital est nécessaire à tout être comme combien on peut le lui réduire, comme sa liberté d’agir ou de penser.

Le film s’ouvre sur un plan large, pris de très loin, dans des couleurs d’un autre temps – on est presque deux siècles plus tôt –, sur des bourgeoises russes – qu’on voit à trois quarts –, qui échangent sur leur connaissance, Piotr Kropotkine, solitaire extasié sur une photographie – une femme de tribus –, et qui, suite à son départ, s’interrogent sur les tendances politiques, celle de l’anarchisme – que Piotr représente – face au marxisme en passant par la Commune de Paris, sans n’y comprendre grand-chose ni savoir se positionner : elles-mêmes attendent une prise photographique quand nous avons sous les yeux un tableau… presque impressionnisme de ces figures, avec leur robes et leurs chapeaux… S’en suit l’arrivée du cartographe au village, tombé sur Joséphine Gräbli, et qui, perdu, la suivra à travers les dédales des lieux dont elle connaît les raccourcis : ce sont de nouveau des plans décadrés sur les toits, leurs angles – ici la peinture est plutôt cubiste –, et l’espace qui séparent les êtres de leur environnement. Dans les deux cas, il se passera toujours quelque chose là où, habituellement on ne devrait regarder puisque ce n’est pas souvent montré – du vide, de l’ailleurs, de la perspective –, mais Cyril Schäublin donne son temps à l’image, dans le rythme très lent du récit : dans le film, tout sera une question de temps. Quand les deux arrivent près de l’usine horlogère dans laquelle Joséphine travaille, il faut s’arrêter : le patron a commandé une série photographique pour faire la publicité de son entreprise à la pointe et deux policiers veillent à arrêter quiconque, y compris un ouvrier quitte à le faire détourner de tout son chemin, quitte à le retarder dans sa productivité, qui passerait dans le champ : pris entre les Laurel et Hardy version suisse, leur présence ponctue le film, drôlissimes qu’ils sont par endroits, pour toujours empêcher l’Autre de passer – surtout lorsqu’il est étranger –, sauf à la fin, chou blanc dans la forêt, on ne vous dira rien… Ce sont eux aussi qui sont chargés de régler les horloges de la Ville, sachant que quatre horaires la dirigent : celui qui avance de huit minutes, à l’usine, et dont ils ne sont pas peu fiers, celui du Télégraphe, de la gare et de la municipalité – quand ce n’est pas celui de l’église ! Imaginez le chaos pour les arrivées ou départs de train, notamment pour les voyageurs arrivant de l’extérieur, l’Italie proche… une scène en témoignera. Quand le spectateur peut enfin pénétrer Centralline, dirigée par monsieur Roulet, c’est à une surveillance systématisée – pour ne pas dire automatisée – qu’il assiste : au royaume de la productivité qui se calcule à des minutes près de rendement, ce sont toutes les activités dans leur ordre qui sont montrées, prises en charge par des femmes de tous âges d’un côté, puis des hommes, souvent filmés alors en gros plans quand ce ne sont pas des vues sur leurs gestes – main, doigt, œil, outillage technique – et la minutie qui en découle. Joséphine a en charge d’intégrer et de fixer le balancier, le mécanisme central permettant de mesurer le temps puisqu’il consiste dans le tic-tac des secondes – rythme que l’on entend d’ailleurs en permanence en champ sonore. Les contremaîtres sont sévères, guidés par l’unique nécessité de l’entreprise de produire, toujours plus, dans un contexte où la production étrangère crée la concurrence : les pénalités affluent, y compris auprès de femmes d’un certain âge, en difficulté financière, ce sera la prison… Dans ce même temps de la cruauté, les ouvriers de l’entreprise d’à côté, qui fournit le matériel horloger, met en œuvre sa petite révolution anti-capitaliste en sélectionnant la qualité et le nombre de ses ventes – ils sont par exemple contre l’armement –, ou en informant le personnel des messages émanant de la confédération anarchiste internationale – en Italie, Espagne, États-Unis ou France : scènes d’écoute solidaire parcourues par une forme d’émotion contenue, histoire de rester soudés, d’obtenir des financements ou d’aider les caisses de grève… même à distance. Résonance avec ce qu’il se passe dans les combats sociaux actuels sauf qu’on en est au crépuscule quand ils en sont à l’aube. Kropotkine tirera les leçons et expériences du groupe, en fin observateur qu’il est.

Le film donne ainsi à voir des scènes de la vie quotidienne, dans cet autre siècle, si loin, si proche, dans un milieu ouvrier – on pense au récent L’Établi de Mathias Gokalp, en France, un siècle plus tard –, nous ouvre une part de l’Histoire, en accordant toute leur place à des gestes – qu’on ne voit plus –, à des méthodes – aggravées depuis –, à des solidarités et combats qui se mènent – qui reviennent ? –, et ici cela se passe aussi sur la place publique où c’est l’heure de voter – sauf pour ceux qui doivent leurs impôts à l’État ou les femmes… ! –, lors d’un spectacle de théâtre amateur et la vente de billets de tombola en échange d’un portrait de soi quand ce n’est pas un fusil de patriotes venus se remémorer la Bataille de Morat – victoire ressassée de 1476 remportée par les Confédérés suisses avec les Alsaciens sur l’armée bourguignonne à l’ère des duchés ! Cyril Schäublin fait revivre cette période en accordant une place de choix à la photographie – technique dont on voit le mouvement et ses images –, les cadres même décadrés en témoignent, comme ceux, en noir et blanc, que vend un photographe et que s’arrachent les ouvrières comme des vestiges admirables – on y verra même Louise Michel ! C’est donc bien une réflexion sur le temps, le progrès, du fait de la thématique et de l’environnement – avec la naissance de la publicité d’un côté et de l’industrialisation pour laquelle importera seule la productivité –, qui intéresse le cinéaste, une réflexion qu’il fait aller plus loin à la ramenant à la politique et au sentiment d’appartenance naissant qui construit les personnages du récit. Le tout, sans jamais faire porter de jugement au spectateur sur ce qu’il voit, sauf à le faire aller ailleurs : face à l’oppression du huis-clos de l’usine et des lieux intérieurs dans lesquels sont emprisonnés les personnages vus toutes les contraintes qu’ils doivent supporter – cf. une magnifique scène à la Poste, dans laquelle Kropotkine s’autorise ouvertement à parler anarchisme, sous les regards abaissés ou les sourires complices des employées –, de nombreux plans sur la campagne environnante, ses arbres, ses feuilles, ses ciels viennent donner de l’air à ce qui est montré comme une oppression ou alors ce plein est bénéfique : ce sera là où l’on verra naître la romance discrète entre Joséphine et Piotr, lui qui doit fabriquer une carte pas du Tendre mais balise le territoire dans lequel il ne semble pourtant pas si bienvenu…

Discrétion, mot clef du film malgré le choix d’une esthétique des plans récurrents où l’on voit la patte de l’artiste, car, plus que le récit, plus que les personnages, plus que la hiérarchie qui les construit et est savamment dé.mont.r.ée, ce sont en fait le cinéma et les images qui le fabriquent qui deviennent l’objet et l’enjeu de l’œuvre, s’intercalant avec la même méticulosité que celle qui caractérise les ouvriers mais cette fois-ci au service d’un « désordre » et d’une liberté que prend Schäublin. Il reste encore la liberté artistique dans cette œuvre singulière et hybride qui caresse le documentaire par endroits : le choix de la direction d’acteurs de ce point-de vue-là est également placé du côté de la discrétion tant les émotions qui traversent les personnages sont contenues, que rien ne s’échappe trop d’eux, y compris lorsqu’il faut vanter l’anarchisme. Est-ce parce qu’il est Suisse que le cinéaste n’a pas besoin de faire hurler à la mort ses personnages – sauf à deux reprises de la part d’un barman imposant, qui sait tourner sa veste auprès de ses buveurs pour alternativement refuser un droit d’entrée à ceux qui ont été dénoncés d’appartenir à la confédération anarchiste ou d’imposer la nouvelle carte du territoire fabriquée par Piotr lors d’un vote à main levée ! – de manquer d’argent (pour vivre), de temps (pour travailler !), de passé parfois – cf. tous ces clichés à faire rêver qui défilent entre leur main en échange de quelques francs au tarif qui augmente selon que les portraits sont recherchés ! C’est bien ici au début de l’histoire d’une lutte à laquelle on assiste au service d’une autogestion citoyenne et sociale offrant à toutes les classes de dignement exister. Le film a eu le prix de la mise en scène dans la section Encounters du Festival de Berlin 2022, et il le mérite amplement.