Les Chroniques d’Ana : retour sur A mon seul désir de Lucie Borleteau. A leurs amours !

En 2021, Henrika Full faisait, dans son film intitulé Seule la joie, le portrait d’ouvrières d’une maison close de Berlin, prétexte à montrer la relation naissante entre deux femmes, prises entre leurs conditions et leurs désirs… de femmes « libres ». Lucie Borleteau s’attaque à un club de strip-tease – 15 ans après A. Ferrara et son Go go tales –, dont le film porte le nom du lieu, titre ambigu parce qu’il est aussi un hommage aux désirs des femmes, à leur liberté et à cette forme d’émancipation recherchée par n’importe quel moyen lorsque étrangement, on ne parvient à la trouver dans le quotidien. Il existe, entre ces deux environnements filmés – et donc entre les deux films à portée politique – une différence majeure, censée s’appliquer : celle d’un cadre plus sécurisé dans lequel travaillent les strip-teaseuses dont le corps n’est pas l’objet direct du commerce, le spectacle seul de la nudité venant marquant les limites. À mon seul désir s’érige donc comme un film des limites, des frontières, qui, bien qu’il s’intéresse aux aspects généraux de la situation des jeunes femmes – car toutes ont ce besoin d’argent –, avec leurs clients, le groupe qu’elle forme et les règles du lieu, vient interroger des limites toutes personnelles, créatrices d’une cohérence entre des désirs et la mise en œuvre de ceux-ci, dans le domaine privé, avec la conscience de ce qui fait du bien, ou du mal, et cela plutôt que d’aller du côté des maltraitances que ce métier implique, aussi. La démonstration joyeuse passera par le récit du cheminement de Manon – qui prendra le pseudo symbolique d’Aurore comme à son début de jour –, une jeune étudiante qui a abandonné ses études en sociologie – elle qui parle aussi le japonais –, harcelée par son directeur de thèse, et obligée de mettre de côté ses travaux intellectuels. Ce récit sera pris en charge à l’ouverture et à la fermeture du film par Elody, la plus décalée et burlesque de toutes les strip-teaseuses, avide de pouvoir, de liberté et d’argent à la fois, au titre du conte (de fées) de ces filles en joie dans lequel Lucie Borleteau nous fait entrer.

Manon vit en colocation avec deux collègues, et elle est la fille libre qui détonne, capable de séduire ou coucher avec n’importe lequel, ce que l’on apprend lors d’une scène d’ouverture durant laquelle ils déblatèrent contre ses mœurs. Aurore a besoin d’argent, malgré le modique loyer demandé par la grand-mère de l’hôte avec qui elle vit, et, passant devant le club – après s’être regardé dans une devanture miroir, l’apparente candide décide de passer la porte, appelée elle-même par « ce » désir. Focale est faite sur elle, qui sera l’héroïne du film, qui ne se retrouvera qu’avec des hommes en sous-sol, ceux qui assistent au spectacle érotisé de ses futures copines, pendant que commence à émerger dans sa tête l’idée, le désir, et la conscience de sa capacité à effectuer ce travail, elle aussi. C’est ainsi qu’on assiste, assez rapidement, à l’émancipation morale comme physique d’Aurore à qui il plaît de se dandiner comme de se déshabiller devant des curieux ou frustrés, des paumés ou des étrangers, des frustrés et des tarés – ce sont principalement des hommes même si l’entrée dans d’autres clubs laissera voir que des couples s’y rendent –, même pour dix euros de l’heure ! C’est ainsi qu’on vit auprès d’elle et de la bande des strip-teaseuses – petit clin d’œil au film de M. Amalric, Tournée – sauf que le petit théâtre érotique a son unité de lieu, d’action et de temps, et loin de la tragédie attendue, est synonyme de joie jusqu’à l’ivresse – de tous les sens – tant pour les clients que pour les jeunes femmes, effet cathartique partagé avec les spectateurs que l’on amène à poser un regard bienveillant et jamais moral ou moralisateur sur ce à quoi il assiste. Film des frontières donc que Lucie Borleteau autorise à dépasser, histoire de déplacer les limites imposées par une société patriarcale en déplaçant les regards. Pour accompagner le spectacle, ce seront les chansons de Rebeka Warrior ou les musiques de Pierre Desprats, de la pop électro aussi dansante et colorée que l’environnement glamour du club – décors et tenues aguicheurs assurés.

Le dépassement ne s’arrête pas là pour Manon/Aurore, qui au contact de tous ces corps féminins, s’attache à un autre corps que le sien, et tombe amoureuse de Mia, jeune actrice en mal de concours, mère d’une petite fille et vivant avec un garçon prêt à tout pour elle, tout en amour et protection. C’est alors la naissance d’un tout autre désir pour l’héroïne, celui peut-être de construire une véritable relation, de vivre ensemble, et de partager sincèrement des affinités et des rêves. Contrairement à l’ambiance hystéro-joyeuse du club, la relation, qui est joliment montrée à travers une fusion et une sensualité qu’assurent très bien les deux comédiennes (Louise Chevillotte et Zita Hanrot), est plus hystéro-dramatique, et de ce point de vue non sans développer quelques clichés, Mia collant au rôle de la comédienne romantique, incapable de choisir dans son trio amoureux, pleine des principes de sa culture, ayant vécu un viol, mais restant opportuniste en visant principalement à réussir son concours de théâtre, qui lui sera finalement refusé. C’est ici que le film dévoile ses aspects les plus sombres, dans les scènes de duos, où le hors-champ vient remplacer tout ce qui a été offert à la vue des spectateurs, où la lutte des classes et des origines bat son plein, où les principes culturels prennent le dessus, où finalement un acteur connu et metteur en scène (incarné par Melvil Poupaud) viendra sauver la mise et faire passer le destin tragique de Mia à un conte de fées. À travers cette relation qui échouera pour Manon, dans le même temps qu’elle hésitait pourtant à faire relation en dehors du club, avec un ancien client, pataud et binoclard, prêt à tout lui donner, c’est une émancipation d’un autre ordre à laquelle on assiste. Du conte de fées du club de strip-tease, on passe au roman d’apprentissage où c’est une leçon d’amour que vit Manon, qui après s’être dénudée aux yeux de tous et aux yeux d’une seule, apprendra à se connaître, à conscientiser ses besoins et ses désirs, à devenir qui elle est vraiment, et à exister autrement, et peut-être pas si dénudée que ça. Les images qui lui avaient fait apparaître tous les gens l’entourant perdant leurs vêtements sont alors remplacées par des rhabillages où les corps – nus – ne suffisent plus pour garder le sourire. Manon elle-même peut se rhabiller, s’extraire du club, partir seule en voyage dans un pays rêvé – le Japon –, revenir peut-être à ses premières amours, et s’assumer en tant que femme, sans le nécessaire besoin du regard des hommes, du regard des autres.

Tout ne serait donc qu’une question de regard, à travers lequel la conscience (de soi) serait un fondement, cela contre toute morale. Et la conscience, pour la réalisatrice, de ce que peut offrir le cinéma, un espace de liberté comme de (re)connaissance, un espace des possibles dans lequel on peut conter un autre destin féminin. Si l’on peut arguer que dans ce conte à l’eau-de-rose, les épines manquent – on trouve tout de même des scènes dans lesquelles les jeunes filles sont mises à mal par des hommes peu recommandables, dans un strip privé en cabine, lors d’un enterrement de vie de garçon, dans une passe double hors du club, mais tel n’est pas le sujet du film – cette Vie de Manon (et pas d’Adèle!) à la rendre Belle de nuit (comme de jour !) a un potentiel aussi fort que séduisant, au service de comédiennes et avec une spontanéité rafraîchissante. On peut penser au cinéma de Mandico, qui met au-devant de la scène les femmes, quand Lucie Borleteau laissent les hommes dans l’assistance, car au fond, c’est eux qui ont besoin d’être assistés…