Les chroniques d’Ana : Maigret : Ante mortem, animal triste…

Maigret et la jeune morte, Georges Simenon, 1954. Patrice Leconte, le retour. Gérard Depardieu, trois films à l’affiche, 73 ans, tout son poids et toutes ses dents, derrière un sourire… bienveillant. Voici un film qu’on pourrait dire classique, fidèle au genre, le polar, fidèle à l’acteur, à cette figure de héros, de face comme de dos, et qui pourtant en montre les forces comme les failles, le poids comme la déliquescence, fin d’un état, d’un monde, des héros… tels qu’on les aurait connus, la courte durée du film en témoigne, peut-être…

D’ailleurs le récit commence chez le médecin qui encourage Maigret à arrêter de fumer. Ce qu’il fera, comme on l’entendra dans sa drôle de réplique « Ceci n’est pas une pipe. » Puis un crime, au service d’une et de femmes, à démêler, comme une pelote de… vérité. Il doit comprendre pourquoi Louise (Clara Antoons) est retrouvée morte dans un parc alors que son décès précède les coups de couteaux nombreux qu’elle a reçus. Il doit apprendre quand Jeanine s’appelle Nadine (Mélanie Bernier). Il doit cerner pourquoi madame Valois (Aurore Clément), mère de Laurent, protège son fils. Il devra accepter, par la rencontre avec Betty (Jade Labeste), la mort de sa propre fille, et l’expérience finale du deuil. Alors Maigret marche, avance, de son poids oppressant, qui le montre sans souffle, comme en fin de vie (à l’image de Gérard qui l’incarne), pour tout reconstituer, du présent comme du passé. Patrice Leconte assure la reconstitution de la ville (l’époque, les maisons et réceptions, les automobiles, la « costumentation » et la geste) avec précision et d’autres seconds rôles féminins, l’épouse du commissaire (Anne Loiret), tout en prévenance, ou la couturière qui a vu pour la dernière fois la victime (Élizabeth Bourgine). Petit à petit, parfois sans poser de question, Maigret obtient des paroles quand ce ne sont pas des pactes implicites, des mots qui trahissent les maux : subtilités. Voilà un film qui, malgré l’horreur de sa situation initiale, y va par touches, dans des clairs-obscurs (les temps sont sombres mais quelque lumière pleut) qui jamais ne crient au mélo (pourtant il y aurait de quoi). Le réalisateur, comme l’acteur, choisissent ainsi la sobriété, et sur le modèle, chaque personnage, dont la présence nécessaire n’est jamais en reste : c’est ainsi le cas de Laurent Clermont-Valois (Pierre Moure) qui doit épouser Jeanine, comme de Lapointe (Bertrand Poncet) qui accompagne et soutient Maigret. C’est le cas de Kaplan (interprété par feu André Wilms) comme c’est le cas du docteur qui surveille et conseille Maigret. Tous gravitent autour de ce gros Pierrot lunaire devenu, non sans aura, telles des étoiles promptes à faire briller dans l’œil du tigre quelque lumière à faire rejaillir un sourire. Car voilà le principe du film : rester dans l’équilibre (face au chaos meurtrier par exemple), garder le cap (plutôt que basculer) comme la fougue pour toutes ces jeunes filles montées à Paris pour leurs rêves américains à elle et malgré les difficultés matérielles, et ensemble, s’échanger des sourires. Plaisirs partagés, et bontés respectives, y compris de la part d’une mère, victime d’un statut et d’une image à garder, ah le sort des femmes…

Fin d’un état, d’un monde, des héros donc, Maigret correspond plus à un hommage qu’à un thriller : l’hommage aux actrices comme à un cinéma d’avant (et la référence aux studios de Billancourt), hommage à une capitale et à ses territoires balisés par la littérature (du quai des Orfèvres au boulevard Richard Lenoir) comme à ces territoires que chaque acteur balise en incarnant son rôle, même dans le cas d’un Maigret qu’on a vu s’incarner dans au moins huit acteurs depuis Renoir, hommage aux symboles que ce récit re.présente (de la rue Saint-Vincent à la blanquette de veau) et à une manière de filmer, posée, équilibrée, plutôt rigoureuse, une autre école (avec un sens du cadre et de la photographie auxquels on n’a rien à redire). À ce récit hanté – par un crime effacé –, Patrice Leconte répond un film qui ne l’est pas moins – par la chronique d’une mort annoncée –, comme un goût amer, sans le regard, sur des temps presque immémoriaux mais montrés comme perdus. À bon regardeur… on vous salue.