Les Chroniques d’Ana. Après eux : le monde

Labidi (Aurélien Gabrielli) a près de la trentaine, vit à Paris sur le pâle matelas de la piaule minuscule de son meilleur ami Aleksei (Léon Cunha da Costa), espèce de gros nounours romantique : après des histoires d’histoire, et les rêves de l’écrivain, il se retrouve pourtant ubérisé sur un vélo à livrer à manger, la soirée 20 euros ! Il a pourtant gagné un Prix de la nouvelle, valorisé par son hyperagent Vincent (Mikaël Chirinian), et il semble chéri de ses deux parents, d’origine tunisienne, respectivement Fatma (Saadia Bentaïeb) et Jacques (ce cher Jacques Nolot), qui tiennent un bar à Lyon et s’aiment comme depuis toujours. C’est d’ailleurs dans sa ville qu’il rencontre Elsa (Louise Chevillotte), de sept ans sa cadette, étudiante en géographie, de famille décomposée et bloquée chez son père. Entre eux deux, c’est d’abord l’histoire d’une cigarette à s’étouffer, d’un numéro à faire se consumer, et d’un amour à déréaliser. Labidi, à l’âme poète, fera tout pour plaire à la bien-aimée sur qui il a posé son dévolu, mais à quel prix, à quel sacrifice d’ordre matériel alors qu’il peine à retirer 20 euros, mais au service de quel choix, de quelle liberté, prix de ses affects… Commence alors l’épopée du grand adolescent, qui jongle tendrement avec les factures, les lits, les faux papiers, la vérité (la sienne) et le mensonge (ah le moche réel), qui loue un appartement au-dessus des moyens du couple, se fait embaucher chez une opticienne écolohype où il apprendra toutes les techniques de vente, lui qui est tant littéraire, voire ira jusqu’à faire son petit trafic avec de la revente…

Le monde après nous, ce titre, a cela de bien qu’il est multiple. Si au départ, on s’imagine uniquement le monde après eux, ces jeunes amoureux qui étudient, travaillent, galèrent, s’aiment ou se quittent, soit tentent de survivre dans une société de consommation où le sans rond n’est rien, on ne peut s’arrêter. D’un côté, on trouve Elisa, européenne, française, lotie chez son père – sans doute artiste et qu’on ne verra jamais –, aux airs bourgeois, aux rêves romantiques, mais jeune femme méfiante, n’échappant pas à la famille parentale séparée, ce que l’on verra lors de leur mariage où seule sa mère se rend ; en face d’elle, Labidi, de parents immigrés – qui ont changé de territoire, ont travaillé, se sont soutenus, s’inquiètent de leur progéniture tout en vivant dans l’illusion de ses mensonges, envisagent de profiter de leur retraite –, qui refuse de se conformer au système libéral, préférant rêver à son roman, à ses amours dans un esprit bon enfant qui se réfère davantage aux années 80. Après ces deux cas, que reste-t-il du monde d’avant ? La famille, le travail, le couple, les rêves, l’argent, ce nous qui fonde la société et qui évolue à vitesse grand V. À eux deux, les amoureux, symboles de la mixité conjugale qui avait été regardée de travers à une certaine époque, qui continue d’être un lourd combat administratif aujourd’hui, font ainsi autant conformité que singularité, comme n’importe quel jeune couple d’aujourd’hui. Labidi, perdant son papa, lancé dans l’écriture d’un roman en lien avec l’histoire algérienne, ira chez le psy quand Elisa réussira son concours. Le monde après nous est aussi ce cours des choses qui se produit sans qu’on le maîtrise, autant banal qu’inaugural, de générations (anciennes) en (nouvelles) générations…

SI le film est long, qu’il construit le portrait de Labidi en accordant au personnage tout le temps dont il a besoin pour se construire, faisant peiner le rythme du récit dans sa première partie, tout en rendant très secondaire le personnage d’Élisa, qu’il commence par une prolepse de l’ordre thérapeutique dans quel but (?), il suffit d’un événement absolu, tel que la mort du père, pour que le portrait s’élargisse en tableau et laisse place, enfin, à de l’émotion. Après le registre humoristique fortement lié à la personnalité de l’acteur et à la nonchalance du héros – ce que l’on voit à différentes reprises dans des situations cocasses lors du vol de pâtes, lorsqu’il se jette sous un camion ou à la bibliothèque –, une forme de lyrisme vient prendre le dessus, comme si une fois le modèle parti, tout pouvait enfin s’accomplir. C’est alors dans un film d’émancipation que Louda Ben Salah-Cazanas nous fait pénétrer, à la vitesse grand V des 30 dernières minutes qui laissent (enfin) place à l’émotion. Cela commence avec la rage jalouse d’une bien-aimée qui disparaît et la solitude de l’abandonné quand ce n’est pas la litanie de l’ami qui se fait larguer, cela se poursuit avec une déclaration amoureuse version karaoké de Larusso, les pleurs contrôlés lors du décès et une nouvelle tendresse faite d’attention entre le fils et la mère, et la joie d’être enfin édité pour sortir de l’image grise de jours gris et d’une fragilité sociale. La littérature triomphe dans ce petit théâtre de société, non plus en voix off, mais avec des mots – au passage un bel extrait composé par Abdellah Taïa – qui disent, racontent, et éprouvent et rappellent que des histoires existent dans la grande Histoire, et que créer, il faut, on peut, encore !