Les Chroniques d’Ana : The Card Counter, une humanité à retrouver

En période de crise sanitaire, de confinement physique et moral, soit d’une forme de torture venue répondre à des pratiques réelles et antérieures bien plus graves, d’une forme de violation des libertés et par là des droits, c’est étrange d’être mis face à une œuvre pareille. Soit le projet est intentionnel et en conscience, soit l’inconscient est venu croiser le génie de l’artiste pour produire un film, nous faire entrer dans un jeu, et nous enfermer dans les cases de l’échiquier qui construisent, même binairement, à deux couleurs – le vert et le noir, parce qu’il est américain sans doute -, The Card Counter.

William Tell, dit Bill (Oscar Isaac) passe son temps à jouer au blackjack, pas à Las Vegas, mais dans toutes les petites villes de l’Ouest américain, qui s’alignent autant que les motels uniformisés qui reçoivent les pauvres losers quand ce ne sont pas des plus jeunes, à hurler U.S.A à chaque victoire même quand ils sont ukrainiens, ou qui cherchent à se venger de l’injustice humaine…Si William est vêtu dans un style à la fois passe-partout, et entre le chic et le sportif, il prend soin de sa mèche qu’il repeigne devant des miroirs qui ne cessent de lui rappeler qu’il vient de sortir de prison, pour des méfaits certes commis mais où les dégradés en son genre prennent aussi à la place des chefs… Armée, police, prison, victime, ça lui connaît… Face à ce rituel volontaire, morne, parfois sordide, solitaire malgré tout, et bien que William soit un joueur hors-pair, ce sont ainsi des images d’outre-tombe qui surgissent tout au long du film, à travers des plans grand angle, gris et verdâtres, déformant les êtres, et présents pour rappeler les véritables exactions des militaires américains auprès de leurs otages arabes emprisonnés (à Bagdad, d’Abu Ghraib), des êtres devenus bourreaux d’un autre temps : réalité qui sera vue – inversement à la torture finale, en hors champ total. William, emprisonné pour ces mêmes abus et tortures, pas encore sorti d’affaire psychiquement, continue de revoir, essaye de comprendre, et, toujours s’autodiscipline, traumatisé par le manque d’hygiène qu’il a connu (au motel où il enveloppe tous les meubles de draps, au casino en misant peu et en perdant peu) : c’est la voix off de ce mi ange, mi démon qui fait le tour des règles des jeux, des types de joueurs, des différentes stratégies, comme elle dicte à sa main la poésie qu’il écrit sur son journal intime, chaque soir, après avoir relu Marc Aurèle…

Son process ne pouvait être solitaire pour « réussir », et met sur son chemin, deux personnages : la belle La Linda d’abord (Tiffany Haddish), intermédiaire des commanditaires qui misent sur des gagneurs, le jeune Cirk (Tye Sheridan) ensuite, lui-même victime des tortures de son père, ancien collègue de Bill. Tous deux sont présents pour créer la triangulaire nécessaire au processus d’expiation [depuis l’abus en passant par la culpabilité pour en arriver au rachat, et à la rédemption], et revaloriser notre homme : Tiffany redorera le blason de Bill, financièrement et sexuellement, jusqu’à traverser une ville de lumières, Bill aidera Cirk à oublier que la vengeance ne sert pas, qu’à la guerre, on gagne rarement surtout contre le Colonel Gordo (Willem Dafoe), et le ciel, lui, les aidera – ou ne les aidera pas… Choc final. C’est qu’en effet ce récit, plutôt lent et stable par sa méthode de répétition, fonctionne aussi sur la rapidité : celle à battre les cartes, à les repérer, à savoir donc à agir, le tout sans être vu puisque le travail est intérieur. Cette manière, intérieure, semble être celle du réalisateur lui-même qui ne lésine pas sur les effets cinématographiques (travellings, ralentis, fondus, plongée) ni sur la concordance musicale, entre le chant de Robert Levon Been et des sons (pas, respirations, étouffements, cris), pris entre litanie et douleurs, tout en assumant un film glacial, un récit au cordeau et une coloration très sombre, représentés par l’épatant Isaac, mené de la main du maître Schrader.

Si le film reste ultra-classique, il semble aussi refléter un état de l’art ou de la pensée du cinéaste. Ayant travaillé pour et avec Martin Scorsese (doit-on prendre le sentiment de filiation de William envers Cirk comme un clin d’œil ?), présent au générique, malgré quelques travers du cinéaste américain (visibles dans sa manière de traiter guerre, amour et religion), Schrader, par l’intermédiaire de son faux héros, nous parle tout de même de deux choses : la responsabilité, politique comme celle de l’artiste, l’humanité, perdue ou à retrouver (même si cela paraît ici impossible), au titre de ses obsessions, jamais arrêtées, mises en attente dans son propre purgatoire, en attente de la mort définitive de la civilisation, en attente qu’elle regagne un peu en amour-propre… even or because… : « I trust my life in Providence. I trust my soul in Grace. » Amen, mais quand même, bravo.