Il faudrait s’interroger sur l’importance déterminante de la thématique de l’adoption dans le cinéma japonais d’aujourd’hui. Deux cinéastes japonais majeurs de la génération actuelle en tirent une partie importante de leur inspiration : Naomi Kawase et Hirokazu Kore-eda, comme si les Japonais ne se sentaient pas à leur place, de manière existentielle, et rêvaient parfois à une autre vie, où ils seraient nés d’une autre famille. Chez Naomi Kawase, cette thématique provient d’un passé très personnel lié à l’adoption, ayant elle-même été petite fille adoptée. Pour Hirokazu Kore-eda, l’adoption est un motif dramatique récurrent, dont sont issus la plupart de ses meilleurs films comme Une Affaire de famille et Tel père, tel fils. Broker (Les Bonnes étoiles) ne déroge pas à la règle et parvient même à pousser un cran plus loin, si c’était encore possible, la recherche d’humanité, de sensibilité et l’absence totale de manichéisme.
Par une nuit pluvieuse, une jeune femme abandonne son bébé. Il est récupéré illégalement par deux hommes, bien décidés à lui trouver une nouvelle famille. Lors d’un périple insolite et inattendu à travers le pays, le destin de ceux qui rencontreront cet enfant sera profondément changé.
Une petite merveille d’équilibre et d’émotion qui serait même davantage réussie que Une Affaire de famille, ce qui n’est pas peu dire.
Après la Palme décernée en 2018 à Une Affaire de famille, on avait un peu perdu notre Hirokazu Kore-eda avec son film français, La Vérité, bénéficiant des présences exceptionnelles de Catherine Deneuve et Juliette Binoche, soit la réalisation d’un fantasme qui pouvait apparaître inatteignable pour le cinéaste-cinéphile japonais. En réalisant Les Bonnes étoiles, Kore-eda revient certes à sa thématique de prédilection, l’adoption mais y apporte deux variantes importantes : 1) il s’agit d’un film sud-coréen où Kore-eda a engagé des acteurs coréens, tous exceptionnels et merveilleusement dirigés, Song Kang-ho, le comédien fétiche de Bong Joon-ho, qui apporte une Parasite-touch à son personnage de délinquant, Gang Dong-won (excellent dans le registre de la sensibilité, une vraie révélation) et l’incroyable Donna Bae, devenue incontournable grâce aux Wachowski. Kore-eda ne change pas de continent mais uniquement de pays, ce qui lui réussit bien davantage. 2) Les Bonnes étoiles s’inscrit dans un genre, le road-movie, ce qui permet à Kore-eda de rendre sa mise en scène plus nerveuse, précise et tenue de bout en bout.
D’une certaine manière, Kore-eda adopte un point de vue simenonien sur tous ses personnages sans exception, « comprendre et ne pas juger ». Tous les personnages sont ainsi approfondis dans leur humanité et leurs failles, et nous renvoient à nos propres peurs et échecs. Il en est ainsi de Sang Hyeon (Song Kang-ho qui mériterait un prix d’interprétation), délinquant qui veut faire un gros coup avant de se ranger, de Dong soo, associé du précédent, ex-enfant abandonné, de So-young, prostituée meurtrière qui préfère abandonner son enfant, pour lui donner une vie décente, et surtout de Su-jin, la flic la plus humaine vue sur un écran depuis longtemps.
« Ce qui est terrible sur Terre, c’est que tout le monde a ses raisons » énonçait Jean Renoir dans La Régle du jeu. Kore-eda applique cette règle à tous ses personnages, les rendant tour à tour plus poignants les uns que les autres. La profonde compréhension de l’humanité que possède Kore-eda, c’est que chaque être ne fait pas forcément ce qu’il veut, ni même ce qu’il doit, mais uniquement ce qu’il peut faire. Il suffit de peu de choses à Kore-eda pour rendre son film infiniment émouvant : une main d’homme sur un visage de femme, cachant des larmes qui coulent ; une silhouette floutée dans un arrière-plan, celle d’une flic patiente qui est aussi une mère frustrée ; une prostituée qui va abandonner son enfant et remercie dans le noir tous ceux qui l’entourent, d’exister. Par sa pudeur et sa sobriété, Les Bonnes étoiles est un extraordinaire tire-larmes qui renvoie à l’enfance, à cette zone indéterminée où les destins ne sont pas encore figés. Tout comme James Gray dans Armageddon time, Kore-eda met en avant le thème de l’enfance et de l’avenir que les adultes vont lui laisser en héritage. Très souvent, Kore-eda se trouve pourtant à la limite de basculer dans la sensiblerie, son péché mignon, et parvient par miracle à se retenir au bord de l’effondrement mélodramatique. Une petite merveille d’équilibre et d’émotion qui serait peut-être même davantage réussie que Une Affaire de famille, ce qui n’est pas peu dire.
RÉALISATEUR : Hirokazu Kore-eda NATIONALITÉ : japonaise, coréenne AVEC : Song Kang-ho, Gang Dong-won, Donna Bae, Ji Eun-Lee, Joo Young-Lee GENRE : Drame DURÉE : 2h09 DISTRIBUTEUR : Metropolitan Filmexport SORTIE LE 7 décembre 2022