Les Aventures de Gigi la Loi : Gigi l’amoroso…

Gigi ne se rappelle pas ses vies antérieures comme le personnage d’Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasetakhul (déjà 2010), mais les deux films se font écho en regard de la nature luxuriante qu’il aime à traverser ou dans laquelle il se love, ce dans son propre jardin. Si l’on évoque Mon oncle de Jacques Tati (bien plus antérieur encore, car sorti sur les écrans en 1958), c’est plus pour évoquer Mr Arpel (et femme) dans sa vie monotone, ou la poésie qui émane de ce troisième long métrage d’Alessandro Comodin, poésie qui se niche autant dans sa dé.marche (principalement en voiture au passage), dans ses plans et leur durée que dans ceux qu’on ne verra… jamais, hors champ oblige…Gigi dit la Loi, avec ses allures de célèbre séducteur italien, Aldo Maccione, est un carabiniere qui passe ses journées à patrouiller, seul ou accompagné, dans la petite vielle de San Michele al Tagliamento, près des rivages de Lignane dans la région du Frioul, quand il n’est pas en train de se disputer avec un voisin au sujet de ses arbres qui penchent trop… C’est en effet dans un (faux) dialogue, dans un plan fixe et en hors-champ, de presque huit minutes, que le film commence, conflit entre les deux qui, sans se voir, s’écharpent verbalement autour des bienfaits ou du chaos que créent les arbres de Gigi, qui ne les coupant jamais, prend le risque qu’ils s’affaissent chez ses voisins. Ici l’échange d’arguments pour ou contre cette forêt vierge évolue jusqu’aux menaces de l’un de faire brûler l’autre et son jardin avec ! Rire jaune, ou du moins un sourire pour commencer d’entrer dans un récit qui ne cessera de faire osciller entre différents registres, d’un drôle de romantisme à un doux cynisme. Ce seront les Aventures de Gigi la Loi ! C’est que Gigi est à la fois un rêveur, un roublard, un homme seul et un séducteur – par le système radio de sa voiture de police, et donc par la voix et le verbe –, un obsessionnel et un fonctionnaire, à la fois « étrange et pénétrant » : s’il est en effet capable d’interroger ses voisins et collègues sur leur champ, leurs animaux ou oiseaux, leur santé, leur banale vie dans ce village rural où il ne se passe quasiment rien, il est aussi capable de faire preuve de xénophobie – envers une femme au chapeau repérée comme chinoise, donc étrangère sur le territoire –, sous couvert de blague, voire de machisme – alors même que cette dernière est également enceinte – vis-à-vis d’une jeune policière, Paola, qu’il essaie de séduire par voix interposées. Le tout, l’air de pas y toucher, sifflet d’un côté d’une poche, arme à feu d’une autre, et petite cigarette roulée qu’il s’offre à fumer le long des champs de maïs… On pense au Fanfaron de Dino Risi… Ce, alors même que l’air de rien, Gigi s’avère être en conflit avec sa hiérarchie – qu’il ne respecte comme son temps de travail –, ses voisins – qu’il ne respecte ni leur desiderata, et qu’il est capable de dénoncer auprès des services des espaces verts de la ville, sans vergogne –, quand il ne profite pas d’un tour à scooter emprunté à un adolescent qu’il a rapproché de sa planque… ou d’une obsession à suivre un jeune homme à vélo sur qui il porte ses doutes, suite au suicide d’une femme sur les rails de la gare du village…

Gigi est à la fois un rêveur, un roublard, un homme seul et un séducteur par la voix et le verbe du système de radio de son véhicule de police, un obsessionnel et un fonctionnaire, à la fois « étrange et pénétrant »…

Gigi est là, mais à la fois nulle part et partout, connaît les gens sans se soucier trop d’eux, fait le job, un peu par-dessus la jambe, et a des rêves de séduire une nouvelle recrue au milieu de ses arbres à l’allure bien plus triomphante qu’aucune de ses arrestations – on n’en verra aucune d’ailleurs. Mais alors que fait la police ? C’est pourtant dans ce village, comme il le rappelle, que des membres humains ont été retrouvés sur les rails à l’identique de ce premier évènement du récit – au passage aussi, Comodin utilise des faits divers, une série de suicides, avérés dans la région –, qui commence par le suicide d’une jeune fille, et finira avec le rappel que des hommes ou des femmes devenus fous sont internés d’office, par cette même police rassurante à les enfermer pour leur bien –, sans davantage exploiter le fait divers. Non enquête ! Ce choix du réalisme, d’un côté, vient ainsi se confronter à la chape de rêve qui transpire dans tout le film au point que des scènes laissent croire que Gigi parle seul ou s’invente des rendez-vous amoureux ! Que nous raconte alors Alessandro Comodin sur cette même police – Pier Luigi Mecchia  dit Gigi est son oncle et un véritable policier –, dans ce village du Nord de l’Italie, sa province natale, ce pont de ferraille qui crisse sous le passage des voitures ou ce passage à niveaux que peu de gens traversent, comme si l’autre côté était déjà trop étranger et qui marque résidence pour ceux qui ne le passent jamais ? Que disent également ces tours circulaires que réalisent ces fonctionnaires tout autour de la ville à part que rien ne bouge ni ne se transforme, que tout est tant figé qu’il ne reste qu’à attendre la mort, situation qui n’exclut pas la paranoïa voire la surveillance qu’un quelconque changement survienne ? Prison dorée. Gigi est successivement vu dans son véhicule ou son jardin, en plans-séquences – rares sont les moments quand il s’extrait et souvent c’est par besoin –, à la manière d’un enfermement, celui de ses obsessions, de ses souvenirs – d’avoir fait enfermer un vieil homme –, et de cet enfermement que subit la fiction enfermée dans un documentaire. Tel est le choix d’Alessandro Comodin qui décide d’inventer, tout en utilisant un réel de proximité et de familiarité, le tout dans le langage de la région, le friulano : « C’est comme si on avait fait une fiction, filmée comme un documentaire. » explique-t-il lui-même pour l’Agence italienne Ansa. Oui, Gigi, ainsi que ses camarades, semblent évoluer dans ce film à l’identique de leur vie réelle, ce dernier changeant d’humeur au gré des heures qui passent, ce que l’on voit dans ses regards, sourires, ses mots ou ses obsessions paranoïaques. Si la police est montrée par l’intermédiaire de Gigi et à travers trois de ses collègues, elle s’abstient car à vouloir surveiller tout le monde, elle ne protège plus personne…

Que disent ces tours circulaires tout autour de la ville à part que rien ne bouge ni ne se transforme, que tout est tant figé qu’il ne reste qu’à attendre la mort, situation qui n’exclut pas la paranoïa voire la surveillance qu’un quelconque changement survienne ?

Dans ce récit qui résonne pourtant en écho avec l’histoire politique italienne actuelle – et c’est en ça aussi que réside la poésie du film –, Gigi préfère chanter à tue-tête du Julio Iglesias ou de la variété aux paroles rétrogrades… Et, s’il n’embête pas trop son monde, il semble pourtant rongé par des antécédents, des expériences de métier trop marquantes – ce que vient rappeler le personnage de Rebecca dans une scène finale plus tragique encore que celui qu’infuse le récit – puisqu’elle démontre les failles intériorisées de Gigi –, et, peut-être justifie le départ d’Alessandro Comodin de sa ville natale. Dans ce faux thriller, noir et rose à la fois – entre la sombre forêt d’un jardin qui ressemblerait à celui de la grand-mère du réalisateur, et les paysages magiques de sa région filmée en caméra numérique –, dans cette étude de mœurs où les « types » de caractères semblent n’avoir jamais évolué, il pose un regard à la fois nostalgique et inquiet, à montrer une société hors du temps, échappant à toute technologie mais de laquelle s’échappe une odeur de rance, parce qu’à trop être enfermée – dans une voiture ou un village –, elle risque l’étouffement : voilà pourquoi il incombe à l’artiste de montrer qu’elle n’est pas forcément surannée à l’heure du retour des radicalités.

Dans ce faux thriller, noir et rose à la fois – entre la sombre forêt d’un jardin qui ressemblerait à celui de la grand-mère du réalisateur, et les paysages magiques de sa région filmée en caméra numérique –, les « types » de caractères semblent n’avoir jamais évolué, dans ce regard regard nostalgique et inquiet que pose Comodin.

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RÉALISATEUR : Alessandro Comodin
NATIONALITÉ : Italie
AVEC : Pier Luigi Mecchia, Ester Vergolini, Annalisa Ferrari, Tomaso Cecotto, Massimo Piazza, Mario Fontanello, Mario Pizzolitto, Ezio Massarutto
GENRE : Sombre comédie
DURÉE : 1h42
DISTRIBUTEUR : Shellac
SORTIE LE 26 octobre 2022