Lee Miller : la vie et rien d’autre

Un jour, en discutant de Barbie et de son féminisme un peu frelaté, il nous est venu l’idée de nous exclamer  » que l’on fasse un biopic de Lee Miller, voilà du vrai féminisme!  » Hollywood a apparemment eu la même idée, en adaptant Les Vies de Lee Miller, le très beau livre qu’Anthony Penrose a consacré à sa mère. En effet, Lee Miller, c’est trois vies a minima en une seule, un destin incroyable qui a fait passer une victime d’abus d’abord au statut de muse puis enfin à l’état de sujet agissant et d’artiste. Une trajectoire immense qui valait bien un biopic et d’être interprétée par l’une des plus grandes actrices vivantes, Kate Winslet en personne, que l’on n’aura pas l’outrecuidance de présenter. Lee Miller d’Ellen Kuras, célèbre directrice de la photographie américaine, remplit cet office de biopic, tout en réussissant à ménager de belles surprises et à assumer courageusement un point de vue féministe.

En 1977, Lee Miller, à la fin de sa vie, raconte son existence à un jeune journaliste. Elle se souvient de sa vie bohème, juste avant la Seconde Guerre Mondiale, entourée d’artistes dont le poète Paul Eluard et son épouse. De 1942 à 1945, Lee Miller, ex-modèle pour Vogue, est devenue photographe et reporter de guerre, et, de la France à l’Allemagne, est confrontée à l’horreur nazie…

Une trajectoire immense qui valait bien un biopic et d’être interprétée par l’une des plus grandes actrices vivantes, Kate Winslet en personne

Trois vies en une, montrant une progression inéluctable d’objet à sujet : la victime, la muse et enfin la femme, la citoyenne et l’artiste. Pourtant, par un choix radical, Ellen Kuras décide de ne pas traiter quasiment les deux premières étapes de la vie de Lee Miller. On aurait pu pourtant croire que les deux premières parties de sa vie auraient fourni une matière plus que cinématographique à un biopic : Lee Miller a en effet été dans son enfance victime d’abus sexuels et est ensuite devenue la muse d’artistes surréalistes, dont Man Ray. Ellen Kuras nous fait comprendre son point de vue à travers son film : ne pas traiter des périodes où Lee Miller n’était qu’un objet ou au mieux une muse, mais se focaliser plus justement sur le moment de sa vie où elle a été pleinement sujet. Ce qui pouvait paraître surprenant au premier abord devient alors une évidence logique. Le film se concentre donc sur les années de guerre que Lee Miller a traversées en en étant un témoin et surtout une actrice fondamentale qui a changé le regard des gens sur cette période maudite de la Seconde Guerre Mondiale.

Ellen Kuras s’est surtout illustrée comme chef opératrice de films de Spike Lee (He got game, Summer of Sam), Jim Jarmusch (Coffee and cigarettes), Sam Mendes (Away we go) et surtout Michel Gondry (Eternal sunshine of the spotless mind, Dave Chappelle’s Block party, Soyez sympas, rembobinez) et réalisatrice d’épisodes de séries (Ozark, Legion). C’est d’ailleurs sur le tournage d’Eternal Sunshine of the spotless mind, qu’elle a trouvé que Kate Winslet avait quelque chose de Lee Miller dans son visage et ses attitudes. Vingt ans plus tard, elle a réussi à mener son projet de biopic à bien, en dépit des réticences des financiers et des producteurs, Kate Winslet ayant coproduit elle-même le film et avancer l’argent pour permettre qu’il se fasse.

On pouvait craindre un biopic assez lourdingue et mélodramatique, ne lésinant pas sur les effets tire-larmes. Lee Miller se trouve heureusement à l’opposé de cette lignée de biopics médiocres. Tout en n’éludant rien des horreurs auxquelles Lee Miller s’est confrontée, le film joue la carte de la sobriété et de la retenue, y compris dans la remarquable musique d’Alexandre Desplat qui évite soigneusement de verser dans le lyrisme mal contenu. Ellen Kuras n’a pas besoin de grand’chose pour filmer la guerre : une femme tondue, un visage effrayé de petite fille, mis en scène dans la pudeur et le silence, suffisent pour faire naître une émotion qui n’est d’autant pas regrettée qu’elle n’est pas arrachée. De même, lorsque le jeune journaliste regarde les photos prises par Lee des cadavres de Juifs décharnés, entassés dans des charniers sans nom, seul le silence suit cette découverte. Un échange de regards poursuit ce respect muet. Tout mot est superflu.

Par sa mise en scène, Ellen Kuras choisit d’évacuer d’emblée la nudité. L’une des premières séquences du film montre ainsi lors d’un déjeuner à la campagne Noémie Merlant (plus à l’aise ici que dans Emmanuelle) et Kate Winslet seins nus, comme si Kuras souhaitait se débarrasser de cet aspect, dès le départ, pour mieux se concentrer sur l’essentiel. Le reste du film est ainsi tourné comme un reportage de guerre, souvent en très gros plan, où Kate Winslet s’expose dans la simplicité des émotions, comme elle l’a fait souvent, mais rarement autant qu’ici. Si le film s’avère réussi, c’est également grâce à la qualité exceptionnelle de sa distribution, Kuras et Winslet n’ayant pas hésité à recruter des acteurs de classe internationale (en particulier Marion Cotillard qui a droit à une grande scène de retrouvailles avec Winslet, Noémie Merlant déjà citée, Andrea Riseborough, Alexander Skarsgård dans le rôle de Roland Penrose, l’excellent Andy Samberg dans celui du collègue reporter de Lee Miller, Josh O’Connor).

On pourrait croire que Lee Miller est un biopic classique, assez similaire à The Reader, précédent succès oscarisé de Kate Winslet, avec sa structure de récit enchâssé à la manière des romans de Stefan Zweig. Pourtant, dans le dernier quart d’heure, le film réserve une surprise immense et inattendue que nous n’aurons pas l’indélicatesse de dévoiler, twist ultime, qui donne toute sa dignité, toute sa noblesse à un film qui célèbre l’esprit des disparus.

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RÉALISATRICE : Ellen Kuras 
NATIONALITÉ :  américaine 
GENRE : biopic, historique, guerre 
AVEC : Kate Winslet, Alexander Skarsgård, Andy Samberg, Marion Cotillard, Andrea Riseborough, Noémie Merlant 
DURÉE : 1h56
DISTRIBUTEUR : SND 
SORTIE LE 9 octobre 2024