Il est parfois très agréable de rentrer dans une salle de cinéma sans rien savoir du film qu’on est censé voir. A notre époque de surinformation, c’est certes de plus en plus difficile pour les sorties courantes. Dans les Festivals, en particulier à Cannes, certaines exclusivités sont très attendues ; d’autres passent complètement inaperçues. C’est dans ce cadre qu’il est assez aisé de se laisser surprendre si on joue le jeu de ne pas trop regarder les synopsis et de mettre en place un « blind test » cinématographique. Cette année, à Cannes, au détour d’une projection, la grosse surprise se nommait Le Rire et le Couteau de Pedro Pinho. Ce dernier n’est pourtant pas complètement inconnu. En 2017, espoir du cinéma portugais, il avait déjà remporté le Prix Fipresci de la Quinzaine des réalisateurs avec L’Usine de rien. Huit ans plus tard, il confirme avec un film-fleuve, Le Rire et le Couteau, entre Antonioni, Almodovar et Rivette, qui pourrait être l’un des plus beaux films présentés à Cannes cette année.
Sergio voyage dans une métropole d’Afrique de l’Ouest pour travailler comme ingénieur environnemental sur la construction d’une route entre le désert et la forêt. Il se lie à deux habitants de la ville, Diara et Gui, dans une relation intime mais déséquilibrée. Il apprend bientôt qu’un ingénieur italien, affecté à la même mission que lui quelques mois auparavant, a mystérieusement disparu.
Le Rire et le Couteau est ainsi un grand film, peut-être l’un des meilleurs montrés au Festival de Cannes cette année, qui repose sur ce caractère indécidable de la vie.
Dans le cinéma argentin, l’influence de Jacques Rivette avait déjà été constatée à maintes reprises : l’expérience de la longue durée, le phénomène d’immersion dans un univers qui obéit à ses propres règles narratives et fictionnelles, les intrigues labyrinthiques à tiroirs, pouvaient être remarqués dans des films-fleuves voire continents comme La Flor de Mariano Llinas ou Trenque Lauquen de Laura Citarella. Bien que la langue ne soit pas la même, elle peut être également observée chez des cinéastes lusophones comme Miguel Gomes (Tabou, Les Mille et une nuits, Grand Tour) ou Pedro Pinho, pour Le Rire et le Couteau qui nous occupe ici. Ces cinéastes ont pour caractéristique essentielle de prendre leur temps. La durée du film de Pedro Pinho (3h30) pourrait paraître rédhibitoire ; c’est pourtant tout le contraire qui se produit, un phénomène d’immersion total dans la durée. Le spectateur ne reconnaît plus les repères dramaturgiques courants, le découpage classique en trois ou cinq actes, la construction en montée en pression. Cette perte de repères profite à la sensation de vivre l’instant, et la vie, telle qu’elle est, avec ses moments forts et moins forts. Très vite, au bout de vingt minutes, on ne sait plus combien de temps s’est écoulé et on ne le saura plus. Cette perte de repères dans la temporalité pourrait faire de Rivette, le cinéaste le plus important de la Nouvelle Vague (avec Godard), en tout cas celui qui a eu l’influence la plus durable, car s’inscrivant dans la notion de durée.
Le Rire et le Couteau se passe en Guinée, un ingénieur en remplace un autre mystérieusement disparu. On se croirait dans le prélude d’un film d’Antonioni, empreint de mystère et d’inconnu. Tout est en place pour qu’une enquête ait lieu et que le nouvel ingénieur prenne la place, y compris dans la mort, du précédent. Pourtant le film va muter et nous inviter à faire la connaissance d’un groupe d’individus rassemblés de manière improbable : une voleuse, un travesti, une communauté LGBTQ+. C’est le côté almodovarien du film, à la différence que chez Pedro l’Espagnol, tout est pesé pour produire ses effets scénaristiques. Chez Pedro le Portugais, tout se passe comme si la vie reprenait ses droits, et les personnages leur liberté.
En l’occurrence, Sergio l’ingénieur va traîner avec cette joyeuse bande de soirée en soirée, au point qu’on se demandera comment il parvient à assurer ses fonctions dans la journée. Il parlera beaucoup, couchera parfois, sans se poser de questions, et surtout pas sur le genre des personnes qu’il peut rencontrer. Le Rire et le couteau est ainsi un grand film de paroles et de rencontres. Mine de rien, Sergio pourra ainsi rencontrer un inconnu qui lui parlera de rapports Nord/Sud, de monde colonisé et de colonisateur, dans une conversation sans queue ni tête où l’on s’essaie à refaire le monde. Tout le monde a vécu ce type de rencontres, que ce soit lors d’une soirée privée, ou dans un bar. Pinho sait montrer cela, ce type d’échanges ininterrompus où la durée s’estompe comme les pensées claires.
Sentimentalement ou sexuellement, Sergio ne sait plus trop où il en est, s’il préfère les hommes, les femmes ou les deux. Il ne sait pas non plus s’il va mourir comme son prédécesseur ou continuer à survivre sans donner un véritable sens à sa vie. C’est ce sentiment de déréliction que capte merveilleusement bien ce film, cette perte de repères où Sergio semble chercher le réconfort dans les bras de Diara, avant de s’abandonner dans une scène de triolisme très osée, y compris dans le contexte du cinéma européen. Le Rire et le Couteau est ainsi un grand film, peut-être l’un des meilleurs montrés au Festival de Cannes cette année, qui repose sur ce caractère indécidable de la vie.
RÉALISATEUR : Pedro Pinho NATIONALITÉ : portugaise GENRE : aventure AVEC : Sérgio Coragem, Cleo Diára, Jonathan Guilherme DURÉE : 3h31 DISTRIBUTEUR : Météore Films SORTIE LE 9 juillet 2025