Le Mépris : totalement, tendrement, tragiquement

 

« Il y a Brigitte Bardot et Michel Piccoli…Et Jack Palance et Georgia Moll…Et Fritz Lang »….Le générique parlé du Mépris commence sur fond de travelling où l’on voit la caméra de Raoul Coutard qui avance en partant du fond du plan et on se trouve déjà au cinéma puissance mille… Ce générique a été repris en intégralité, paraît-il, par l’émission cinéphilique de Frédéric Mitterrand, Etoiles et toiles, à l’époque où elle concurrençait plus ou moins celle d’Anne Andreu, Michel Boujut et Claude Ventura, Cinéma Cinémas. Ceci explique à quel point Le Mépris est l’un des plus beaux films sur le cinéma et son générique, accompagné par la musique sombre et vénéneuse de Georges Delerue, représente presque à lui seul l’amour du cinéma, avec cette phrase apocryphe d’André Bazin, qui appartient en fait à Michel Mourlet : « le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs« . Il suffit à Godard de rajouter à la suite de cette phrase : « Le Mépris est l’histoire de ce monde », pour que le long métrage prenne d’emblée une dimension symbolique et mythique.

L’écrivain-scénariste Paul Javal mène une vie heureuse avec sa femme Camille. Le célèbre producteur américain Jeremy Prokosch lui propose de travailler à une adaptation de l’Odyssée, réalisée par Fritz Lang à Cinecittà. Le couple se rend alors sur les lieux et rencontre l’équipe du film. Prokosch fait bientôt des avances à Camille sous les yeux de Paul. Cette tentative de séduction va sonner le glas de leur couple…

Godard, en filmant des statues grecques ou romaines sur fond de ciel bleu ou de Méditerranée, donne toute une dimension lyrique et symbolique à son oeuvre, au départ un drame de la jalousie, ou plutôt de la non-jalousie.

Si Le Mépris, adapté d’un roman d’Alberto Moravia, est l’une des plus belles évocations du cinéma, « una invenzione sine avenire« , il ne s’inscrit pourtant pas parmi les hommages trop louangeurs vantant le plaisir collectif du travail en équipe, tel La Nuit Américaine de François Truffaut. Non, Le Mépris n’occulte pas ce qui se trouve souvent au centre du travail cinématographique : la beauté de l’art, le sexe et l’argent. Godard en fait justement le sujet de son film, comment l’art parvient à survivre au milieu de facteurs aussi disruptifs que le sexe et l’argent? Contrairement à des hommages enjoués dans le style de Chantons sous la pluie, le film de Godard se situe plutôt du côté de Prenez garde à la sainte putain de Rainer Werner Fassbinder, où le tournage n’a pas grand’chose d’agréable et le metteur en scène s’avère quasiment despotique. Ce qui s’impose pourtant, c’est la beauté sublime des images du film dans cette version restaurée, permettant au bleu du ciel et de la Méditerranée d’illuminer chaque plan par leur magnificence. Une luminosité qui est pour beaucoup dans le fait que Le Mépris est l’un des plus beaux Godard, aimé et respecté y compris par les détracteurs de JLG.

Ce film de Godard, on le retrouve a minima dans trois autres immenses films. Tout d’abord dans L’Important c’est d’aimer d’Andrzej Zulawski, où le Polonais tourmenté a également fait appel aux services de Georges Delerue pour livrer une musique sombre et tortueuse, illustrant les déboires d’un couple déséquilibré où, d’après le même schéma scénaristique, la femme finit par mépriser le mari. Ensuite dans Casino de Martin Scorsese où l’Italo-américain frénétique réutilise le thème de Camille dans cette histoire de couple désaccordé où l’épouse trompe le mari avec son meilleur ami. Enfin, dans Mulholland Drive où David Lynch a réparti sur deux personnages les personnalités de la brune et de la blonde que Camille Javal incarnait toute seule au moyen d’une perruque. Notons qu’il n’est sans doute pas innocent que les deux films se terminent exactement par le même mot, Silenzio, renvoyant au silence des plateaux de tournage ou à celui définitif de la mort.

Sans forcer du tout la métaphore, Godard, en filmant des statues grecques ou romaines sur fond de ciel bleu ou de Méditerranée, donne toute une dimension lyrique et symbolique à son oeuvre, au départ un drame de la jalousie, ou plutôt de la non-jalousie. Godard met ainsi en parallèle l’histoire de Paul et Camille Javal et celle d’Ulysse et de Pénélope dans L’Odyssée que Paul adapte dans le film existant au sein du Mépris, le producteur Jérémy Prokosch (Jack Palance) prétendant que Pénélope a été fondamentalement infidèle à Ulysse, ce qui pourrait expliquer le temps qu’il a mis pour revenir à Ithaque. Dans le film, Ulysse-Paul pousse quasiment sa femme Pénélope-Camille dans les bras de Prokosch, par intérêt, pour se faire bien voir du producteur et avoir une augmentation de salaire pour son travail de scénariste. Dans Le Mépris, Godard essaie de comprendre comment une personne peut en aimer une autre et en quelques secondes, décider de le mépriser. Cela se joue à quelques secondes près et une poignée de regards boudeurs de Bardot. Quelques simples plans de Méditerranée et de statues grecques suffisent à Godard pour donner à son film une résonance mythique, en étant bien aidé par la sublime musique de Georges Delerue, l’une des plus belles bandes originales de toute l’histoire du cinéma.

Le Mépris, serait-il le plus beau des Godard? Peut-être mais 1) bien que commençant en trombe par ce fameux générique, puis la scène du lit avec Bardot et Piccoli, et le travelling à Cinécitta, il s’étiole légèrement dans sa partie centrale dans la villa, partie un peu trop longue mais fondamentale, avant de reprendre brillamment dans sa dernière demi-heure où Godard tutoie de toute évidence l’éternité. 2) Pierrot le fou, deux ans plus tard, fera au moins aussi bien sinon mieux, jouant la virtuosité du montage fragmenté contre l’amplitude des plans-séquences, et ne souffrant guère de problèmes de rythme. 3) Quoi qu’il en soit, ces deux chefs-d’oeuvre font d’ores et déjà partie des plus beaux films de l’histoire du cinéma, à côté d’autres films de Godard comme Vivre sa vie, A bout de souffle, Une Femme mariée, Sauve qui peut (la vie) ou Nouvelle Vague.

Et si on évoque ces statues grecques, on peut souligner que Bardot est justement filmée dans Le Mépris comme une statue grecque, sans une once de pornographie, mais avec au contraire tous les égards dus à sa beauté, avec sobriété et pudeur. Cela rend absolument inopérante et stérile cette maladroite tentative de Cancel culture, en 2019, lorsque, aux Beaux-Arts de Marseille, une projection du Mépris a été interrompue par des étudiantes qui ont débranché le projecteur au motif que Godard se rendait coupable de male gaze. Dans Le Mépris, au contraire, Jean-Luc Godard contemple ses personnages du point de vue de la beauté et de l’éternité. Vouloir arrêter la projection d’un aussi beau film, c’est non seulement un acte de censure mais surtout de censure complètement infondée. On ne censure pas la beauté.

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RÉALISATEUR : Jean-Luc Godard 
NATIONALITÉ :  franco-suisse
GENRE : drame
AVEC : Brigitte Bardot, Michel Piccoli, Jack Palance, Giorgia Moll, Fritz Lang 
DURÉE : 1h45 
DISTRIBUTEUR : Carlotta Films 
SORTIE LE Prochainement