Avec Kōji Fukada (L’Infirmière) et Kei Ishikawa (A Man), Ryūsuke Hamaguchi incarne au plus haut niveau la nouvelle génération du cinéma japonais, après celle dominée dans les années 2000 et 2010 par les 4 K (Kiyoshi Kurosawa, Hirokazu Kore-eda, Naomi Kawase, Takeshi Kitano). Ces dernières années, Hamaguchi a même, au même titre que Kore-eda et Kawase, représenté le cinéma japonais dans les festivals internationaux, réalisant un étonnant grand chelem sur plusieurs années : Grand Prix du Jury à la Berlinale 2021 (Contes du Hasard et autres fantaisies), Prix du scénario à Cannes 2021 (Drive my car) et Grand Prix du Jury à Venise en 2023 (Le Mal n’existe pas, qui nous occupe ici). Dans ces festivals, il n’a jamais remporté la récompense suprême, hormis aux Oscars celui du meilleur film international (Drive my car). Hamaguchi est incontestablement un auteur du Septième Art, écrivant et réalisant tous ses films, avec des constantes thématiques et stylistiques incontournables, depuis Passion, son premier long métrage de fin d’études en 2008. D’où l’acclamation critique qui salue tous ses films à partir de Senses, le film qui l’a révélé. A l’heure où la politique des auteurs est attaquée de toutes parts, voire a minima remise en question, cette qualification est-elle suffisante pour que l’on s’incline devant Le Mal n’existe pas? Qu’en est-il véritablement?
L’hiver au Japon. Takumi et sa fille de 8 ans Hana habitent en forêt et admirent les arbres et la nature dont ils connaissent et suivent les cycles. Un projet de construction d’un terrain de « glamping » (camping glamour) est présenté aux habitants du village, qui le rejettent car il présente des risques pour l’environnement. Le responsable de l’entreprise portant le projet n’accepte pas de réduire les coûts que représenterait la modification demandée par les habitants, c’est-à-dire un changement du site prévu pour la fosse sceptique, qui polluerait l’eau de tout le village, étant en amont de la rivière. Un des deux représentants de la firme, l’homme, Takahashi, est tenté par la vie en forêt et envisage de changer de vie pour s’installer comme gardien du futur site. Il a une révélation en réussissant à couper une bûche à la hache. Hana disparaît mystérieusement.
On ne sait à vrai dire s’il s’agit d’un tournant stylistique dans l’oeuvre d’Hamaguchi, ce qui en ferait une oeuvre de transition, ou d’une parenthèse dans l’univers fondamentalement citadin de l’auteur.
Dès le générique, quelque chose a manifestement changé dans le cinéma d’Hamaguchi : une contre-plongée sur des arbres sur de la musique atmosphérique, on se croirait presque dans Twin Peaks, comme si l’auteur citadin, réputé pour ses scénarios et dialogues, s’était remis en question et avait délibérément privilégié la mise en scène à la narration. En effet, Le Mal n’existe pas est une sorte de commande provenant de la compositrice de Drive my car, Eiko Ishibashi, vivant à la campagne, ce qui explique le caractère rural et impressionniste du film, tranchant avec le style habituel du cinéaste. La narration est ainsi faite de morceaux qui ne se rejoignent pas forcément, gardant tout leur caractère elliptique : une petite fille égarée dans la forêt, sur laquelle semble planer un danger mystérieux ; un conflit entre habitants d’un village et des promoteurs-investisseurs d’un camping glamour qui forme l’essentiel de la trame scénaristique ; enfin une confrontation entre l’homme et la nature, sur fond de musique atmosphérique et de paysages grandioses.
Hamaguchi abandonnant ses atouts habituels de scénarisation et de mise en scène du langage, il s’essaie alors à un autre style de mise en scène qui lui sied nettement moins. Certes Le Mal n’existe pas comporte de jolis moments de pure mise en scène : le générique d’ouverture précité, l’homme des bois et le commercial se livrant à une sorte de concours de hache du bois, des écoliers jouant à un deux trois soleil, la durée d’un travelling, la réunion entre commerciaux et habitants sur l’installation du camping ou encore les deux commerciaux filmés en voiture de la banquette arrière, à la manière du hold-up du Démon des armes de Joseph H. Lewis. Mais ces moments choisis butent sur le caractère un peu abscons de l’ensemble et surtout le fait qu’on ne s’attache jamais aux personnages, filmés de trop loin et trop haut, en lutte face à la nature. En dépit d’un message écologique sympathique, bien que trop manichéen, pour interroger véritablement le spectateur, le film laisse sur sa faim/fin en imposant un symbolisme relativement creux.
Ne nous méprenons pas, Hamaguchi est un auteur authentique et qui plus est, souvent passionnant. Mais la politique des auteurs ne devrait plus signifier l’adhésion aveuglément et systématiquement à tout projet, quel qu’il soit, de tout auteur cinématographique intéressant. Pour notre part, Hamaguchi atteint de véritables sommets avec Senses ou Contes du hasard et autres fantaisies, où sa maîtrise de la direction d’acteurs et des dialogues fait absolument merveille. On peut se montrer plus réservé sur Asako I et II, très « kawai », ou Drive my car, beaucoup trop long, en dépit de jolis moments. Le Mal n’existe pas partage cette caractéristique avec Drive My car, trop long et ambitieux. On ne sait à vrai dire s’il s’agit d’un tournant stylistique dans l’oeuvre d’Hamaguchi, ce qui en ferait une oeuvre de transition, ou d’une parenthèse dans l’univers fondamentalement citadin de l’auteur.
RÉALISATEUR : Ryūsuke Hamaguchi NATIONALITÉ : japonaise GENRE : drame AVEC : Hitoshi Omika, Ryo Nishikawa, Ryûji Kosaka DURÉE : 1h46 DISTRIBUTEUR : Diaphana SORTIE LE 10 avril 2024