Le Diable n’existe pas : crime et châtiment

Couronné en février 2020 par l’Ours d’Or au Festival de Berlin, Le Diable n’existe pas de Mohammad Rasoulof a dû attendre toute cette longue période de pandémie pour pouvoir trouver une date de sortie dans les salles de cinéma. Même si nous ne sommes pas complètement sortis de cette période de suspension pour l’humanité (le serons-nous un jour?), force est de constater que Le Diable n’existe pas méritait pleinement sa récompense. Formé de quatre apologues (on évitera ici le terme réducteur de sketches) indissolublement liés par les thématiques de la peine de mort, du choix, de la responsabilité, de la liberté d’agir et de la conscience individuelle, Le Diable n’existe pas n’est pas seulement un grand film politique (Mohammad Rasoulof est interdit d’exercer son métier de cinéaste en Iran et doit ruser tous les jours pour filmer clandestinement dans son pays) mais aussi une magnifique oeuvre cinématographique, par la beauté de ses cadrages et l’ampleur philosophique de ses paraboles.

Iran, de nos jours. Heshmat est un mari et un père exemplaire mais nul ne sait où il va tous les matins. Pouya, jeune conscrit, ne peut se résoudre à tuer un homme comme on lui ordonne de le faire. Javad, venu demander sa bien-aimée en mariage, est soudain prisonnier d’un dilemme cornélien. Bharam, médecin interdit d’exercer, a enfin décidé de révéler à sa nièce le secret de toute une vie. Ces quatre récits sont inexorablement liés. Dans un régime despotique où la peine de mort existe encore, des hommes et des femmes se battent pour affirmer leur liberté.

Le Diable n’existe pas, pudique et digne, magnifique et essentiel, montre que tout est affaire de choix et de circonstances, et que le Mal n’existe que si l’on s’y abandonne.

Bien que tournant depuis 2002, Mohammad Rasoulof s’est surtout fait connaître dans les années 2010, tout d’abord en étant arrêté en 2010 avec son compagnon de route Jafar Panahi, avec qui il coréalisait un film, pour actes de propagande hostiles à la République Islamique d’Iran, puis en remportant le Prix Fipresci en 2013 avec Les Manuscrits ne brûlent pas, et enfin en 2017, en étant récompensé par Le Prix Un Certain Regard pour Un Homme intègre. Reconnu comme un farouche opposant au régime iranien, Rasoulof est identifié par ses ennemis et sous le joug de la censure, interdit de sortie du territoire et de se livrer à la moindre activité sociale et politique. On sent d’ailleurs cette nécessité existentielle pour Rasoulof dans chaque plan du film arraché aux griffes de la censure et lesté d’une puissance métaphysique. Le Diable n’existe pas est un film politique d’opposant qui désigne ouvertement sa cible et ne désarme pas. Cependant il ne se résume pas uniquement à cette dimension polémique.

Le début du film est même assez trompeur. On croit assister à la vie ordinaire d’un Iranien que rien a priori ne distingue des autres, un Iranien qui se dispute gentiment avec sa femme et est plus ou moins affectueux avec sa fille. Or la vie de cet Iranien est double, ce que l’on soupçonne durant toute cette partie et qui deviendra évident lors de la conclusion glaçante. Car, pour échapper à la censure, Rasoulof a habilement conçu son film en quatre parties interdépendantes et reliées par un thème central : là où la peine de mort a été abolie en France, elle est malheureusement toujours en vigueur en Iran et est exécutée par de simples civils, des jeunes militaires qui ne prennent pas toujours la mesure de qu’ils accomplissent. Chaque partie représente donc un cas de figure différent, où le personnage principal choisit de se conformer à la règle (parties 1 et 3) ou de se rebeller et de fuir (parties 2 et 4). Chaque histoire est un cas de conscience : on se retrouve face à la banalité du Mal dans la première partie, sans remords apparents ; dans la troisième, le jeune militaire choisit d’exécuter pour pouvoir aller à la fête d’anniversaire de sa bien-aimée ; dans la deuxième, un autre militaire choisit de ne pas tuer et de s’évader ; enfin dans la quatrième, le personnage principal a fui sa carrière de médecin ainsi que les autorités, et a menti à sa famille la plus proche.

Aucun des choix n’est simple, tous possèdent leur part de risques et finissent par interroger le spectateur sur ce que lui aurait fait dans telle situation. On passe ainsi d’une banale balade familiale filmée en plan-voiture à la Kiarostami à une course-poursuite digne de la dernière demi-heure du nouveau James Bond, pour aboutir ensuite à une histoire d’amour fracassée en pleine nature ou à un embryon de psychodrame cornélien, entre devoir moral et amour de la famille. Ce faisant, Le Diable n’existe pas couvre ainsi une grande diversité de genres et de tons différents. Mais ce qui en fait l’unité, ce sont le style intense et le cadrage très sûr qui impriment leur marque sur ces contes persans, d’une splendeur formelle éblouissante. Pour Rasoulof, nul besoin de racoler le spectateur par des effets grossiers et mélodramatiques (on évite de justesse les réconciliations forcées et les happy ends trop prévisibles) . Il lui suffit de jeter l’ombre d’une tension sur ses personnages pour maintenir un intérêt qui ne fléchit pas. En ce sens, Le Diable n’existe pas, pudique et digne, magnifique et essentiel, montre que tout est affaire de choix et de circonstances, et que le Mal n’existe que si l’on s’y abandonne.

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RÉALISATEUR : Mohammad Rasoulof 
NATIONALITÉ : iranienne
AVEC : Ehsan Mirhosseini, Kaveh Ahangar, Mohammad Valizadegan, Mohammad Seddighimehr, Jila Sahi , Shaghayegh Shourian, Mahtab Servati, Baran Rasoulof 
GENRE : Drame
DURÉE : 2h32
DISTRIBUTEUR : Pyramide Distribution 
SORTIE LE 1er décembre 2021