Comment filmer la sainteté? L’Abbé Pierre est un personnage public qui appartient à tous, en intervenant pour défendre les déshérités, les pauvres, les miséreux. Hiver 54 de Denis Amar, avec Lambert Wilson dans le rôle de l’Abbé, s’était concentré sur son principal fait d’armes (si l’on peut dire), son intervention médiatique retentissante lors de l’hiver cruel et impitoyable de 1954. Frédéric Tellier fait le choix de couvrir toute sa vie, en montrant ses erreurs, le fil rouge de son amitié presque amoureuse avec sa collaboratrice au quotidien, Lucie Coutaz, son éloquence oratoire qui soulève des montagnes, son engagement politique, etc. Si le film se signale par des maladresses de style assez déconcertantes, comparables à celles affectant le biopic récent sur Simone Veil, il touche parfois juste en certains moments, mais pas suffisamment pour emporter l’adhésion.
Né dans une famille aisée, Henri Grouès a été à la fois résistant, député, défenseur des sans-abris, révolutionnaire et iconoclaste. Des bancs de l’Assemblée Nationale aux bidonvilles de la banlieue parisienne, son engagement auprès des plus faibles lui a valu une renommée internationale. La création d’Emmaüs et le raz de marée de son inoubliable appel de l’hiver 54 ont fait de lui une icône. Pourtant, chaque jour, il a douté de son action. Ses fragilités, ses souffrances, sa vie intime à peine crédibles sont restées inconnues du grand public. Révolté par la misère et les injustices, souvent critiqué, parfois trahi, Henri Grouès a eu mille vies et a mené mille combats. Il a marqué l’Histoire sous le nom qu’il s’était choisi : l’Abbé Pierre.
L’Abbé Pierre – une vie de combats demeure, grâce à l’interprétation étonnante de Benjamin Lavernhe, le portrait honnête d’un homme qui a tenté de faire le bien autour de lui, envers et contre tout.
Comment filmer la sainteté? Il existe en fait deux manières : la manière incarnée, intériorisée et dépouillée, celle choisie par Bresson (Le Journal d’un curé de campagne), Pialat (Sous le soleil de Satan), Cavalier (Thérèse), où l’âme jaillit d’une introspection douloureuse et d’une discrète résonance avec les actes ; l’autre manière, plus commune, consiste à envisager la personne en tant qu’être humain faillible, à le filmer comme un personnage public, voire comme un homme politique, ce qui peut se confondre chez l’Abbé Pierre, tant la fougue verbale prend le pas sur l’intériorisation. C’est l’option de Frédéric Tellier : l’Abbé Pierre est surtout considéré comme un être médiatique, avant d’être un être qui pense et souffre. L’Abbé Pierre est montré avec ses défauts : coquetterie, déclarations intempestives, caution d’une certaine violence, de préférence à l’inaction, etc. Cela ne va pas sans quelques maladresses peu excusables : l’Abbé Pierre, iconique sous un ciel étoilé poétique et artificiel ; l’Abbé Pierre en split-screen dans les années cinquante, etc. Frédéric Tellier déroule tout un programme, celui du parcours d’une vie, sans forcément le questionner.
Pourtant certains épisodes sont intéressants, en particulier la vraie-fausse histoire d’amour avec Lucie Coutaz, une longue amitié qui finit par la vie en commun d’un vieux couple et devient imperceptiblement le fil rouge du film. Idem pour la séquence où l’Abbé Pierre recueille un ex-collaborateur, faisant fi des opinions politiques et du passif de ses ouailles. Ou encore le moment où l’Abbé Pierre parvient à convaincre un homme politique de l’accompagner dans sa quête de justice. Mais dans cette optique naturaliste, Frédéric Tellier ne touche réellement sa cible qu’à deux moments et seulement à la fin de son film : lorsque l’Abbé Pierre, à la fin de son parcours, discute à table avec deux personnes qui vont prendre le relais de son action, en évoquant de choses aussi incongrues que du groupe Supertramp (sic!) ; enfin lorsque l’Abbé Pierre revoit dans une vision onirique son ami de jeunesse, François, et qu’il se confie sur sa vie passée. A ces moments, Tellier touche juste et donne une idée du film qu’il aurait pu faire s’il ne s’était pas laissé emprisonner dans une forme biographique convenue et superficielle, empilant les épisodes à faire.
Malgré les maladresses de style, L’Abbé Pierre – une vie de combats demeure grâce à l’interprétation étonnante de Benjamin Lavernhe, le portrait honnête d’un homme qui a tenté de faire le bien autour de lui, envers et contre tout.
RÉALISATEUR : Frédéric Tellier NATIONALITÉ : française GENRE : Biopic, drame AVEC : Benjamin Lavernhe, Emmanuelle Bercot, Michel Vuillermoz DURÉE : 2h18 DISTRIBUTEUR : SND SORTIE LE 8 novembre 2023