Ce n’est sans doute pas par hasard que Yannick Kergoat (et son acolyte scénariste Denis Robert) choisissent un générique de titraille jaune sur fond noir : c’est en effet le récit d’une Histoire sombre de l’évasion fiscale mondiale qui va nous être fait à travers ce documentaire d’1h54, La (Très) Grande Évasion – en référence cinéphile au titre du film de John Sturges mais où les prisons ne sont pas du même ordre –, dans laquelle le souvenir récent du combat des Gilets jaunes contre les inégalités de traitement vient résonner… même s’ils ne sont pas la seule catégorie concernée par le manque à gagner de profits qui se comptent en milliards et qui échappent aux États, avec l’assentiment de ces mêmes États… Explication.
Film de résonance et film de combat dans lequel les délinquants ne seront pas ceux que l’on croit…
À l’heure où certains dirigeants sont capables d’exprimer à leurs citoyens qu’ils sont des fainéants, parfois des incultes, en tous cas des esprits incapables de comprendre le cours du monde – l’intérêt du capitalisme – pour justifier l’inutilité des combats, ce documentaire vient ici expliquer les origines, le fonctionnement, les enjeux et les conséquences de l’évasion fiscale, sans fard, de façon vulgarisée bien (ou parce) qu’extrêmement documentée, de manière assumée, car le film ne se cache pas derrière un humour ou une quelconque ironie prompte à distancier ou à dédramatiser le problème d’États dont les déficits seraient largement compensés si les impositions sur les bénéfices étaient respectées. Le film est un patchwork organisé venant mêler des images d’archives faites de discours radiophoniques ou télévisés, de séances dans les plus grandes institutions politiques ou juridiques, avec des entretiens ou des témoignages, à quoi s’ajoute l’animation, qui, loin d’infantiliser le spectateur, exprime, à travers des schémas simplifiés, les mécanismes de fraude et le poids des chiffres qui sont davantage des nombres – d’euros ou de dollars – disparus dans des paradis fiscaux depuis l’Europe jusqu’à des territoires plus éloignés. Le film commence ainsi par des images montrant l’angoisse impliquée par la crise sanitaire du Covid 19, en Chine, où les masques manquent : des citoyens – dont on entend le discours en voix off – sont montrés terrorisés pendant que la voix off explique le phénomène épidémique qui va toucher le monde entier. De cette première expression se construit une très belle image du monde, consistant en une cartographie de photographies, aboutissant sur la réalité du secteur hospitalier dont les failles préexistantes ne peuvent compenser un phénomène de trop grande ampleur. Si ces premières images témoignent d’une réalité dans le secteur de la santé – et pas qu’en France –, le choix de la métaphore – crise sanitaire révélatrice du manque de moyens et d’argent, de la capacité des pays à gérer le problème et des choix politiques antérieurs effectués vis-à-vis des peuples – est particulièrement intéressant puisqu’elle crée un parallèle entre cette réalité dite ponctuelle qui a exposé les failles du secteur hospitalier et une réalité de la même ampleur que le film entend nous faire partager : l’exposé au grand jour des failles des systèmes politiques qui autorisent le déficit des États en acceptant de laisser les entreprises les plus riches du monde de bénéficier d’un régime anomique – puisque parallèle au régime commun – leur permettant d’indéfiniment s’enrichir avec l’amoindrissement de leurs taxations plutôt que de solidairement et d’honnêtement les soumettre à payer les impôts dus. C’est que des responsables politiques – à la Commission européenne, de la part d’États membres de l’OCDE… – sont eux-mêmes impliqués dans le processus d’évasion fiscale. Ce n’est pas par hasard non plus que l’on entend le Président français, Emmanuel Macron, dire, au début du film, à un personnel de santé « Il n’y a pas d’argent magique » pour justifier les coupes budgétaires au sein des hôpitaux… Le documentaire se clôturera par des statistiques ahurissantes montrant combien les plus grandes fortunes mondiales –Arnaud, Bettencourt, Pinault, Bezos… pour les plus célèbres – ont continué de s’enrichir entre 2020 et 2021 alors même que l’épidémie de Covid accentuait la pauvreté, et surtout comment Moderna – producteur français de vaccins – venait s’inscrire dans cette progression financière, avec une gouvernance située dans le Delaware (É.U.) et une facturation passant par Bâle (Suisse) lui permettant de payer un minimum de taxes pourtant dues. Mais non, « nous ne sommes pas en guerre »…
À crise sanitaire, crise financière ; à crise politique, crise éthique ; et si nous sommes en guerre, ce sont envers les évadés fiscaux et contre le nouveau virus, commencé bien avant et durant plus longtemps que le Covid 19 !
La (Très) Grande Évasion parvient ici à synthétiser toute une histoire du secret bancaire, de la dissimulation d’entreprises, de la transformation d’identités, de la fraude financière, de l’économie parallèle, de l’impunité garantie – le tout consistant en un Guide du Roublard (!) : qu’on soit au fait de ces pratiques, le film fait le tour des territoires concernés – îles dites « vierges », qu’elles soient anglaises ou américaines, Caïman, Grenade, Bermudes, Fidji, Panama, Seychelles, Bahamas, Monaco, Irlande, Hollande, Luxembourg, Suisse… – ; des entreprises qui ne vivent que de ces pratiques d0’évasion fiscale (Facebook, Amazon, Google, Apple, Ikéa, Starbucks, La Société générale) ; des personnes concernées dans les différents milieux – sportif, artistique, entrepreneurial, politique ou financier – et capables de s’en vanter sur Instagram ; inversement à elles, des êtres d’estime et de lutte qui tentent de faire appliquer les juridictions ou de faire justice pour mettre les fraudeurs face à leurs mensonges financiers et à la nécessité de réparation – Carl Levin aux États-Unis, Eva Joly en Norvège, Pascal Saint-Amans en France, par exemple – quand ce ne sont pas des chercheurs ou chercheuses, d’origine diverses, qui expriment combien est grave pour la santé des pays et des peuples de laisser le phénomène d’évasion fiscale empirer – le québécois Alain Deneault, la britannique Margaret Hodge, le Suisse Yves Bertossa – ; les successives affaires mises au jour par des lanceurs d’alerte – Panama ou Pandora papers, Lux Leaks… versus le manifeste John Doe – et comment certains arrivent à échapper à leurs peines d’emprisonnement ou de remboursement – l’exemple des Balkany pour ne citer qu’eux – des sommes astronomiques qui se comptent en investissements, en bénéfices, en fraude et en enrichissements, les statistiques étant ahurissantes… Ce tableau (tragique) dresse ainsi une histoire politique mondiale à travers des images d’archives montrant des moments-clés et des discours énoncés par Reagan, Obama ou Trump…, Chirac, Sarkozy, Moscovici, Le Maire ou Macron… retransmis par des chaînes télévisées plus promptes à la diffusion qu’à l’analyse de l’information, ou les petits combats des institutions européennes (la Commission ou le Parlement européen) ou de l’OCDE pour tenter de réguler, en faisant des promesses – depuis les listes noires des paradis fiscaux à l’annonce de la hausse des taxations…. Tissu de mensonges, ou incapacités face à un système bloqué ? Non, le film entend responsabiliser plutôt qu’abandonner : analyses intellectuelles, analyses chiffrées, démantèlement des stratégies, et mise en images des processus permettent de suivre l’évasion géographique des 80 milliards d’euros de bénéfice faits par une entreprise et de se figurer à quoi la somme correspond – plus que le budget de l’Éducation nationale française, et beaucoup plus que ce qui peut être alloué à l’hôpital !
Aux armes, citoyens : celles du savoir et des connaissances, des chiffres et des nombres, de la pédagogie et des lumières, pour avoir les reins plus solides à lutter contre les rênes maléfiques du pouvoir financier évadé !
On avait eu dix ans plus tôt le film documentaire de Gilles Balbastre, Les Nouveaux Chiens de garde, et plus récemment Le Capital au XXIe siècle de Justin Pemberton (basé sur l’ouvrage de Thomas Piketty) : La (Très) Grande Évasion fait partie de ces (Très) grands films qui rejoignent un esprit des Lumières perdues, mais pourtant prompt à faire sortir le peuple de l’obscurité en lui expliquant, de façon simple et pratique et inversement à l’image de consommation BFM de quoi il est question. Sans faire de l’image un choc permanent, en prenant le temps de sa durée, sans la nécessité de porter de jugement tant devient évidente la fraude politique, il est question de ne pas rester dans l’idée d’une fatalité, même s’il faut comme dans le film, y aller par étapes – le documentaire est en effet entrecoupé de « pauses » après l’introduction, au centre avec sa phrase « Respire un bon coup, ce n’est pas fini », et son épilogue –, et surtout de ne pas abattre toute idée de morale à l’image de la devise nationale luxembourgeoise, montée en épingle volontairement et cyniquement, entre deux images en noir et blanc vantant la région et son nationalisme dans les prés : « Nous voulons rester ce que nous sommes ». Oui, nous, le peuple, voulons rester des humains et non pas devenir les pions de machines à broyer que deviennent des entreprises et des institutions réunies, dans une même équipe, mais pas dans la même partie, laissant les États aux pauvres et fonctionnant dans un « tiers » état, soit un état de non-droit… sauf que les délinquants ne sont plus ceux que l’on croit ! Alors, oui, continuons d’être en guerre.
RÉALISATEUR : Yannick Kergoat NATIONALITÉ : France AVEC : toutes les personnalités publiques des milieux politique, juridique, scientifique, entrepreneurial, ayant un intérêt personnel dans ou combattant contre... l'évasion fiscale DURÉE : 1h54 DISTRIBUTEUR : Wild Bunch SORTIE LE 7 décembre 2022