La Source : l’innocence profanée

Lors de cette 27ème édition de L’Etrange Festival, Lynne Ramsay a profité de sa carte blanche pour faire (re)découvrir certains de ses films favoris. Parmi eux, La Source d’un certain Ingmar Bergman, qui, à l’époque, en 1960, avait valu à son auteur l’Oscar du meilleur film étranger. Aujourd’hui, le film apparaît assez méconnu et même plutôt oublié, par rapport aux classiques de la filmographie du maître suédois (Persona, L’Heure du loup, Cris et chuchotements, Fanny et Alexandre, etc.). Or il est particulièrement intéressant de savoir comment tel film a passé l’épreuve du temps. Quid donc de La Source?

Au xive siècle, en Suède. La blonde Karin, la fille de Töre, riche propriétaire terrien qui habite un hameau isolé, va porter des cierges à la lointaine église de leur paroisse, de l’autre côté de la forêt. Elle fait route en compagnie de sa sœur adoptive, la brune Ingeri, qu’une sourde jalousie oppose à Karin. À la lisière de la forêt les deux jeunes filles se séparent. Karin poursuit son chemin et rencontre trois bergers aux intentions douteuses…

On ne peut s’empêcher de penser que La Source a influencé de façon flagrante un certain nombre de films importants, dont Délivrance de John Boorman ou L’Enfance d’Ivan d’Andrei Tarkovski qui y trouvent des échos troublants par plans interposés.

La Source appartient à la période de jonction intermédiaire qui réunit les deux parties de l’oeuvre bergmanienne : la partie classique (Sourires d’une nuit d’été, Les Fraises sauvages, Le Septième sceau) et la partie moderne (la trilogie du monde sans Dieu, les films réalisés à Faro, les productions internationales). Il est encore un auteur universellement célébré pour des films accessibles et universellement célébrés ; il n’a pas encore largué les amarres vers le dépouillement et la radicalité. La Source appartient plutôt à la première partie de son oeuvre, un classique sagement et efficacement mis en scène, couronné par l’Oscar du meilleur film étranger, mais où pointent des audaces qui révèlent déjà le Bergman d’après.

Tout d’abord, c’est sans doute le premier film où apparaît le doute et l’incompréhension totale de Bergman par rapport à un Créateur suprême qui laisserait commettre les pires infamies. Bergman y rejoint ici Dostoievski et les maudites questions éternelles du Mal : en particulier, pourquoi Dieu, dans son infinie bonté, peut-il laisser mourir et souffrir des enfants purs et innocents? Même si Bergman n’est pas l’auteur du scénario du film (confié à Ulla Isaakson, une romancière), nul doute qu’il ne partage ces préoccupations et que, à partir de La Source, son potentiel optimisme et sa confiance dans le Bien ne cessera de se fissurer. Bergman montre en plus ici que la vengeance s’avère tout aussi néfaste que le mal. Birgitta Petersson, en victime parfaitement innocente, fait ainsi une apparition unique et fulgurante dans le cinéma bergmanien. Notons, au passage, que Bergman, dans son filmage du viol, avait déjà tout compris, en laissant de côté l’aspect graveleux et obscène de la chose, et en s’attachant à montrer la violence incommensurable et scandaleuse du choc. La Source est un peu l’ancêtre du genre Rape and revenge mais fait preuve de plus de discernement dans le tournage que bien des exemples du genre. Même aujourd’hui, la sécheresse de la violence mise en scène dans l’agression de Karin et la vengeance mise en oeuvre par Tor, choque bien davantage que des déferlements de sang.

Ensuite, c’est le véritable début de la collaboration entre Bergman et Sven Nykvist. Autant dire que leur collaboration fait merveille dans un noir et blanc sublime, exaltant les beautés de la nature et de la forêt, et le jeu d’ombres et de lumière, éclairant toutes les magistrales scènes d’intérieur. L’histoire du cinéma moderne ne serait sans doute pas la même sans cette collaboration qui a pris son envol à partir de La Source.

Enfin, La Source n’est certes pas le film le plus original et marquant de Bergman, ce dernier prenant son inspiration dans les films médiévaux japonais (Rashômon de Kurosawa, les plans-séquences des films de Mizoguchi). Il en ressort une certaine raideur, voire lenteur hiératique, en particulier dans le jeu de Max Von Sydow qui date un peu le film, oeuvre que Bergman a d’ailleurs reniée au fil du temps. Néanmoins, dans certaines séquences, on ne peut s’empêcher de penser que La Source a influencé de façon flagrante un certain nombre de films importants, dont Délivrance de John Boorman ou L’Enfance d’Ivan d’Andrei Tarkovski qui y trouvent des échos troublants par plans interposés. Trois moments extraordinaires valent a minima le détour : lorsque Karin perd sa voix brisée, en se relevant après le viol ; la scène où Tor déracine le bouleau, comme rite de purification, avant la vengeance à accomplir ; et enfin le moment miraculeux où la source apparaît lorsqu’on déplace le corps de l’infortunée victime. Trois moments qui ne peuvent venir que d’un grand metteur en scène.

3.5

RÉALISATEUR :  Ingmar Bergman
NATIONALITÉ : suédoise 
AVEC : Max Von Sydow, Birgitta Valberg, Gunnel Lindblom, Birgitta Petersson 
GENRE : Drame 
DURÉE : 1h29 
DISTRIBUTEUR : 
SORTIE LE