La Liste de Schindler : le petit chaperon rouge

 

Après La Couleur pourpre et Empire du Soleil, snobés par l’Académie des Oscars, La Liste de Schindler représente l’aboutissement de cette veine « adulte » du cinéma de Spielberg, avec un total de sept Oscars à la clé. Aujourd’hui, La Liste de Schindler est le film le plus admiré et respecté de l’oeuvre de Steven Spielberg (film classé numéro 8 dans une autre liste, celle des 100 meilleurs films américains, décrétée par l’American Film Institute), à défaut d’être sans doute le plus aimé. Pourtant rien n’allait de soi pour cette adaptation du livre de Thomas Keneally. Depuis l’achat des droits fin 1983, Spielberg a plusieurs fois reculé devant l’obstacle, craignant de manquer de maturité, essayant plusieurs fois de refiler ce projet de film à Sidney Pollack, Martin Scorsese, Roman Polanski ou encore Billy Wilder, Finalement neuf ans plus tard, Spielberg a compris que son destin le menait inéluctablement à la réalisation de ce film. Personne d’autre n’aurait pu le tourner mieux que lui.

Néanmoins, pour y parvenir, il a fallu qu’il change radicalement de style. Au revoir les beaux mouvements de caméra, amples et lyriques de Empire du Soleil, finies les teintes chatoyantes de La Couleur Pourpre. Place désormais au noir et blanc sec et documentaire, à la caméra à l’épaule dans le plus pur style des reportages d’actualité, au montage abrupt, rapide et dénué du moindre pathos. Ce changement de style est certainement le coup de génie du film. Spielberg le doit à sa rencontre avec Janusz Kaminski, son nouveau directeur de la photographie, avec qui il entamera une collaboration de longue durée qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Contrairement à Allan Daviau, le précédent directeur de la photographie de Spielberg, responsable des superbes images de E.T., La Couleur Pourpre et Empire du Soleil, Kaminski choisit un traitement beaucoup plus dur de l’image, réaliste et dépourvu de joliesses. Le choix déterminant du noir et blanc plonge d’emblée dans le cauchemar de la Seconde Guerre Mondiale, Kaminski parvenant à atteindre le sublime sans chercher à faire de belles images. Les prises de vues et le montage haché nous font participer à une atmosphère intense, oppressante et étouffante qui est pour beaucoup dans la réussite du film.

Aujourd’hui, La Liste de Schindler est le film le plus admiré et respecté de l’oeuvre de Steven Spielberg (film classé numéro 8 dans une autre liste, celle des 100 meilleurs films américains, décrétée par l’American Film Institute), à défaut d’être sans doute le plus aimé.

Ce terrible noir et blanc, synonyme de désespoir, est juste troublé par la présence d’une petite fille au manteau rouge, symbole de la prise de conscience de Schindler, au moment de la rafle dans le ghetto de Cracovie. Cette petite fille, seul Schindler semble la voir, métaphore de son chemin de Damas. Cette couleur rouge est exactement la même que celle de la voiture de Duel : doit-on voir dans ce choix de couleur, symbole prégnant de l’individualité contre la machine, qu’elle soit mécanique ou nazie, un simple hasard? Entre Spielberg et Schindler, l’identification est totale, cf. le même nombre de lettres dans leur nom. Oskar Schindler (immense Liam Neeson dans tous les sens du terme), homme d’affaires nazi, est traversé d’un seul coup par une illumination morale, alors qu’il exploitait les Juifs dans ses usines d’armement et de matériel de cuisine, tout comme Spielberg a décidé de tourner ce film, alors qu’il récoltait des sommes incroyables d’argent avec ses premiers blockbusters. La force du film tient à ce qu’il ne cherche absolument pas à expliquer le comportement de Schindler, celui-ci restant jusqu’au bout une énigme. La bonté est un mystère. Pendant que les exécutions sommaires de Juifs se multiplient autour de lui, Schindler navigue à vue entre deux personnes représentatives des deux pôles de sa personnalité, le Bien et le Mal : Isaak Stern, le petit comptable juif, magistralement interprété par Ben Kingsley, et Amon Goeth, l’officier nazi, cruel et sardonique (impressionnant Ralph Fiennes, découvert spécialement par Spielberg pour l’occasion). Il eût été facile pour Spielberg de forcer le trait et de faire d’Amon Goeth un véritable monstre, ce que, pour certains, il est déjà. Pourtant, même lui, qui s’amuse à tirer à bout portant sur les prisonniers de son camp, possède ici sa part d’humanité, son amour sans espoir pour sa servante juive, Helen. Une attirance irrationnelle, imprévisible, paradoxalement émouvante.

Le film fonctionne de manière cumulative : les morts s’amoncellent ; Schindler ne cesse de tromper sa femme, en entretenant diverses liaisons ; certains Juifs sont sauvés de la barbarie de manière occasionnelle par Stern ou Schindler. Le décompte entre morts et vivants demeure ainsi fondamentalement inégal et pourtant c’est ce que va retenir Spielberg, preuve de son incurable optimisme : les personnes sauvées et non la tragédie de l’Holocauste. « Celui qui sauve une vie sauve l’humanité tout entière« , cette phrase du Talmud deviendra le message de La Liste de Schindler : retenir dans ce monde chaotique les actes de bonté et non la propagation du Mal. Les formidables scènes où Schindler, cigarette au bec, dicte les noms de sa liste à Isaak Stern, sont déjà entrées dans la légende du cinéma mondial, se concluant par ces mots définitifs de Stern : « cette liste, c’est la vie« .

Pourtant, La Liste de Schindler n’est pas, en dépit de ses nombreuses réussites (en particulier une reconstitution poignante de la rafle dans le ghetto de Cracovie, moment d’anthologie du film pendant quinze minutes), complètement exempt de défauts. Deux ou trois séquences paraissent un peu en-dehors du film et ont parfois créé la polémique. La séquence où des femmes de la liste de Schindler sont victimes d’un mauvais aiguillage de train et se retrouvent par accident à Auschwitz, a déclenché le courroux de certains cinéphiles et cinéastes dont Claude Lanzmann, l’auteur de Shoah, au sujet de l’impossibilité de la représentation des chambres à gaz. Spielberg joue ici d’un suspense hitchcockien qui peut sembler de fort mauvais goût, si ce suspense n’était conforme à une vérité historique accréditée par les survivantes de la liste de Schindler. Le tort de Spielberg consiste à avoir voulu se montrer trop fidèle aux faits et témoignages des Juifs de Schindler et de n’avoir pas pris conscience du mauvais goût inhérent à la situation et des accusations qui pouvaient être occasionnées par celle-ci. Une autre séquence où Schindler se lamente de n’avoir pas sauvé plus de vies paraît assez puérile et manque à l’évidence de sobriété, alors que tout le film se caractérise auparavant par sa pudeur et son absence d’exhibitionnisme mélodramatique. Enfin, la toute fin du film, passant à la couleur et à une longue et interminable procession de membres de la liste de Schindler accompagnés des acteurs qui les ont interprétés, posant chacun une pierre sur la tombe d’Oskar Schindler, joue un peu à l’encontre des trois heures qui l’ont précédée et nous sort du film, à proprement parler, en virant à l’hagiographie. Néanmoins, tous comptes faits, ces quelques moments mis bout à bout ne pèsent pas grand-chose par rapport aux trois heures extraordinaires de La Liste de Schindler, un immense morceau de cinéma et d’Histoire reconstituée.

5

RÉALISATEUR : Steven Spielberg 
NATIONALITÉ :  américaine 
GENRE : drame, histoire 
AVEC : Liam Neeson, Ralph Fiennes, Ben Kingsley 
DURÉE : 3h
DISTRIBUTEUR : Universal Pictures 
SORTIE LE 2 mars 1994