La Fiancée du poète : se souvenir des belles choses

Alors que cette semaine, nous sommes tous atterrés par des bombardements meurtriers d’un autre âge et un assassinat de professeur, attentat terroriste qu’on croyait disparu de notre douce France, – des actes barbares et injustes, indignes d’êtres humains -, cela fait du bien de redécouvrir à l’écran, à défaut de pouvoir les croiser dans sa vie, des personnages amoureux d’art, de beauté et de poésie, de tendres anarchistes qui observent l’univers qui les entoure avec un regard d’enfant, des coeurs purs qui tentent de s’arranger au jour le jour avec la douloureuse violence du monde. C’est ce que propose Yolande Moreau avec son troisième film, La Fiancée du poète, (clin d’oeil à La Fiancée du pirate de Nelly Kaplan) qui apparaît soudain comme un formidable antidote à la sourde cruauté du monde adulte qui nous désintègre progressivement et nous transforme en morts-vivants, une oasis précieuse qui nous permet de nous souvenir de la période bénie où le jeu était notre priorité et la liberté, notre seul mode de fonctionnement.

Amoureuse de peinture et de poésie, Mireille s’accommode de son travail de serveuse à la cafétéria des Beaux-Arts de Charleville tout en vivant de petits larcins et de trafic de cartouches de cigarettes. N’ayant pas les moyens d’entretenir la grande maison familiale des bords de Meuse dont elle hérite, Mireille décide de prendre trois locataires.

La Fiancée du poète est un film qui montre un ailleurs comme s’il était réellement possible, un monde où des êtres singuliers pourraient cohabiter dans la même maison (ou péniche), en faisant la promotion involontaire d’un idéal de tolérance et d’ouverture.

Tout le monde croit connaître Yolande Moreau, sa stature imposante, son tempérament farouchement anar, sa singularité hors normes. La première fois qu’elle est apparue à l’écran, c’était dans Sans toit ni loi d’Agnès Varda et tout le monde se souvient encore de l’y avoir vue s’emparer de l’écran et du film en un seul monologue. Elle a ensuite rejoint la troupe des Deschiens et est devenue une actrice-phénomène à la présence aussi écrasante et impressionnnante que sa sensibilité peut être douce et fantasque. Mais l’actrice représentait un peu l’arbre qui cache la forêt, en l’occurrence une réalisatrice unique et très personnelle qui ne ressemble qu’à elle-même.

Dans le film de Yolande Moreau, les jeunes femmes quittent leur famille pour se consacrer à la beauté et la poésie. Elles font même de la prison pour avoir voulu concrétiser leurs rêves. Dans le personnage de Mireille, Yolande Moreau a certainement mis beaucoup d’elle-même, son envie d’ailleurs, comme son personnage l’énonce dans le film. Habitant Charleville, à vingt ans, Mireille est prédestinée à la poésie. On la découvre pourtant dans le film quarante ans plus tard. Le temps a passé, les cheveux ont blanchi, le regard est pourtant resté celui d’un enfant. Comme le dit Mireille, « l’enfer, c’est un coeur vide« . Elle s’est débrouillée pour garder toujours le coeur plein de vie et d’amour.

Héritant de la maison de ses parents, et ne pouvant l’entretenir, elle a la lumineuse idée de prendre trois locataires qui vont s’avérer trois êtres fantasques, un jardinier qui aime s’habiller en femme, un Turc qui se fait passer pour un Américain, un étudiant qui fait de superbes copies de tableaux. Trois doux rêveurs qui vivent dans leur bulle et vont peu à peu entraîner Mireille à ressusciter son passé. D’une certaine manière, ils représentent un peu le trio de personnages, le lion, l’épouvantail et l’homme en fer-blanc, qui accompagnent Dorothy sur le chemin vers Le Magicien d’Oz. Grégory Gadebois, Estéban (toujours hilarant) et Thomas Guy incarnent à la perfection ces personnages qui s’arrangent avec la morale et la vérité pour survivre. N’oublions pas de signaler Sergi Lopez dans l’équivalent du Magicien d’Oz, dont on ne dévoilera pas l’identité du personnage, pour préserver la surprise au spectateur, et un jeune débutant nommé William Sheller en prêtre (succulent moment où il interprète à l’orgue l’introduction d’un titre d’Abba).

Yolande Moreau est essentiellement un tempérament poétique, quasiment primitif, dans le bon sens du terme. Si elle lit ces lignes, elle protestera peut-être devant l’emploi de cet adjectif. Pourtant c’est à dessein et à titre totalement laudatif qu’il est employé. Même si on peut la rapprocher de Pagnol pour la dimension directement populaire de son cinéma, ou de Tati pour sa manière bienveillante de croquer les travers du quotidien, Yolande Moreau est avant tout une cinéaste instinctive, ce qui n’est absolument pas péjoratif, évoquant, toutes proportions gardées, la simplicité d’un Ford ou l’excentricité d’un Vigo. Par moments, par son envergure, Yolande Moreau peut faire penser, la laideur en moins, à Michel Simon. A travers la chanson Au fil de l’eau, l’épilogue de La Fiancée du poète convoque ainsi plus ou moins discrètement, selon les sensibilités, les mânes de Jean Vigo, via une péniche qui ressemble étrangement à celle de L’Atalante.

Ceux qui n’aiment pas le cinéma de Yolande Moreau pourront mentionner à son sujet un filmage d’ordre télévisuel. Ils se trompent entièrement tant la télévision française et d’ailleurs n’est absolument pas prête à accueillir un objet filmique aussi non-identifié et bizarre que peut l’être La Fiancée du poète, collectionnant les étrangetés, traitant de beauté, de peinture et de poésie, et fonctionnant sur un rythme bringuebalant et joyeusement chaotique qui ressemble à celui de son autrice-protagoniste. La Fiancée du poète est un film qui montre un ailleurs comme s’il était réellement possible, un monde où des êtres singuliers pourraient cohabiter dans la même maison (ou péniche), en faisant la promotion involontaire d’un idéal de tolérance et d’ouverture. Comme si la vie que nous contemplons tous les jours, faite de violence, d’injustice et d’incompréhension, n’était pas la vraie. Comme dirait Kundera, la vie est ailleurs.

4

RÉALISATEUR : Yolande Moreau 
NATIONALITÉ :  française 
GENRE : comédie dramatique  
AVEC : Yolande Moreau, Sergi Lopez, Grégory Gadebois, Estéban, Thomas Guy, William Sheller
DURÉE : 1h43 
DISTRIBUTEUR : Le Pacte 
SORTIE LE 11 octobre 2023