La Chambre d’à côté : sonate d’hiver

Aussi incroyable que cela puisse paraître, Pedro Almodóvar n’avait jamais remporté une récompense majeure dans un grand festival de cinéma. Il n’en était pas passé très loin en 1999 avec Tout sur ma mère, favori des festivaliers mais délaissé par le jury de David Cronenberg, au bénéfice de Rosetta des frères Dardenne. Cette petite malédiction est désormais levée depuis le 7 septembre 2024 : La Chambre d’à côté, 23ème film de Pedro Almodóvar, son premier long métrage en langue anglaise, a remporté le Lion d’or de la 81ème Mostra de Venise. En projection officielle, le film avait été reçu avec une intense émotion, déclenchant une ovation debout, déjà légendaire, de dix-sept minutes. Pourtant Almodóvar y traite un sujet polémique et assez controversé : la thématique du suicide assisté, à distinguer de l’euthanasie, car c’est la personne concernée qui va elle-même déclencher ce qui va aboutir à sa mort. Mais Almodóvar, avec sa délicatesse de touche habituelle, va s’employer à éviter la morbidité et à rendre ce dernier voyage apaisant et réconfortant.

Ingrid (Julianne Moore) vit à Manhattan et gagne sa vie en publiant des romans autofictionnels. Elle a tellement peur de la mort qu’elle vient d’écrire un livre sur le sujet, On Sudden Deaths. Après avoir perdu le contact avec son amie Martha (Tilda Swinton) il y a longtemps, Ingrid réactive son amitié avec la correspondante de guerre mourante. En effet, Martha est atteinte d’un cancer du col de l’utérus en phase terminale. Ingrid lui rend visite à l’hôpital… 

La Chambre d’à côté n’est peut-être pas un des meilleurs films de Pedro Almodóvar, si on le compare à ceux de la période dorée du cinéaste madrilène (En chair et en os, Tout sur ma mère, Parle avec elle), mais s’impose sur la durée par sa cohérence tragique et sa dignité dépouillée.

Avant de tourner La Chambre d’à côté, adapté d’un roman de l’écrivaine américaine, Sigrid Nunez, Quel est donc ton tourment?, Pedro Almodóvar s’était bien préparé en réalisant deux moyens métrages en langue anglaise, La Voix humaine, d’après Cocteau, avec déjà Tilda Swinton, et le western queer, Strange way of life. Même si la fantaisie et l’abattage de la langue espagnole manquent un peu, Almodóvar s’est plutôt bien adapté à la langue anglaise, trouvant un entre-deux acceptable entre la spontanéité de l’espagnol et la rigueur de l’anglo-saxon. Du côté de la thématique, Almodóvar s’est aussi longuement préparé puisque sa longue suite de mélodrames depuis trente ans, hormis le pas de côté des Amants passagers, a préparé son public à ce virage tragique bien amorcé par Douleur et gloire qui abordait déjà frontalement la thématique de la mort. Depuis longtemps, on ne rit plus trop aux films de Pedro Almodóvar. La Chambre d’à côté a ainsi donné un tour de vis supplémentaire en dépouillant au maximum l’intrigue des éléments superflus et l’anecdotique, afin que ne reste que la douleur pure et absolue. On reconnaît certes certains éléments colorés propres au maître madrilène mais le tout demeure dans une tonalité feutrée (on pense parfois à certains plans hivernaux de Tout ce que le ciel permet, de Douglas Sirk), bien éloignée des débordements flamboyants de la jeunesse.

Car il s’agit en fait de la mort et de son issue inéluctable. D’une certaine manière, des oeuvres funèbres sur la fin de vie avaient également préparé le terrain, comme Amour de Michael Haneke et Vortex de Gaspar Noé. Néanmoins seul La Chambre d’à côté a véritablement traité le thème du suicide assisté, rendu populaire par Jean-Luc Godard de manière éclatante comme fin souhaitable. Dans ce film, Pedro Almodóvar renoue avec l’influence très prégnante d’un Ingmar Bergman (cf. une séquence de Sonate d’automne, citée in extenso dans Talons aiguilles). La Chambre d’à côté est ainsi comme son titre l’indique un film de chambre, comme l’on dit « musique de chambre » et consiste donc en échanges dialogués entre deux grandes actrices, (Tilda Swinton et Julianne Moore, à leur sommet d’expressivité et d’intériorité), à la manière de Sonate d’automne ou de Persona auquel renvoient les transats sur lesquels se prélassent les deux amies.

Mais à la différence des films bergmaniens, Pedro Almodóvar ne choisit pas la violence du ressentiment ou l’agressivité de l’affrontement, mais le mode de l’apaisement. Almodóvar ne va pas chercher à faire naître un suspense artificiel, mais à faire entrer en empathie avec Ingrid et Martha, et à faire en sorte qu’elles partagent avec nous leurs souvenirs et le temps qu’il leur reste à visionner tel Buster Keaton ou Gens de Dublin, l’admirable film de John Huston, adapté de la dernière nouvelle (The Dead) du recueil de James Joyce. Almodóvar semble contempler tout cela avec un recul distancié qui s’apparente parfois à des craintes presque réactionnaires (« le monde est vain et absurde et cela n’est pas près de s’arranger », s’écrie un prof de fitness, en parlant de l’interdiction désormais faite de toucher les corps de ses élèves, ne serait-ce que pour montrer des mouvements) ou trop appuyées et démonstratives (sur le réchauffement climatique).

C’est pourquoi La Chambre d’à côté n’est peut-être pas un des meilleurs films de Pedro Almodóvar, si on le compare à ceux de la période dorée du cinéaste madrilène (En chair et en os, Tout sur ma mère, Parle avec elle), mais s’impose sur la durée par sa cohérence tragique et sa dignité dépouillée.

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RÉALISATEUR : Pedro Almodóvar
NATIONALITÉ :  espagnole
GENRE : drame 
AVEC : Tilda Swinton, Julianne Moore, John Turturro 
DURÉE : 1h50
DISTRIBUTEUR : Pathé Films 
SORTIE LE 8 janvier 2025