Killers of The Flower Moon : les « nouveaux monstres » américains

 La sélection du nouveau long métrage de Martin Scorsese à Cannes s’annonçait comme l’un des événements majeurs de cette édition 2023.  La projection, durant la première semaine, et la « bataille » qui a précédé pour récupérer une invitation ont confirmé ce statut. Présenté en avant-première mondiale, Killers of The Flower Moon est une fresque magnifique, dense (plus de 3h30) et magistrale. Un seul regret : que Thierry Frémaux n’ait pas pu intégrer cette œuvre en compétition.

Pour son retour sur la Croisette avec un film en sélection, trente-sept ans après After Hours en 1986 (mais le réalisateur américain est souvent venu au festival néanmoins), Scorsese frappe très fort avec cette adaptation du best-seller éponyme de David Grann, sorti en 2017

Pour son retour sur la Croisette avec un film en sélection, trente-sept ans après After Hours en 1986 (mais le réalisateur américain est souvent venu au festival néanmoins), Scorsese frappe très fort avec cette adaptation du best-seller éponyme de David Grann, sorti en 2017. Oklahoma, années 20. Le pétrole a apporté la fortune au peuple Osage qui, du jour au lendemain, est devenu l’un des plus riches du monde. La richesse de ces Amérindiens attire aussitôt la convoitise de Blancs peu recommandables qui intriguent, soutirent et volent autant d’argent Osage que possible avant de recourir au meurtre. Une série de crimes violents est aujourd’hui connue sous le nom de « Règne de la Terreur ».

Cette impression de fluidité, de limpidité vient notamment d’abord d’un travail de montage remarquable (Thelma Schoonmaker est la collaboratrice de Scorsese depuis la fin des années 60) qui justifie les 206 minutes du film, que l’on ne voit absolument pas passer, tout comme une rigueur dans le découpage des plans et le choix des cadres

Après Netflix et The Irishman, pour ce nouveau projet, Martin Scorsese a travaillé avec Apple et un budget assez confortable de 200 millions de dollars. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’argent n’a pas été gaspillé tant le cinéaste américain livre ici une œuvre majeure, probablement l’une de ses plus belles. Une œuvre somme en quelque sorte car, à l’écran, elle réunit deux stars qui sont devenus des acteurs fétiches de Scorsese : Robert De Niro (depuis Mean Streets en 1973) et Leonardo DiCaprio (depuis Gangs of New York en 2002). Le cinéaste s’empare de cette histoire et construit un récit somme toute assez classique en apparence (sur un modèle déjà vu, ascension, élément déclencheur, chute) mais il est quasiment impossible pour le spectateur de décrocher, fasciné par ce qu’il voit. Cette impression de fluidité, de limpidité vient notamment d’abord d’un travail de montage remarquable (Thelma Schoonmaker est la collaboratrice de Scorsese depuis la fin des années 60) qui justifie les 206 minutes du film, que l’on ne voit absolument pas passer, tout comme une rigueur dans le découpage des plans et le choix des cadres (prenons comme exemple ces scènes, superbes et terrifiantes à la fois pour ce qu’elles représentent, des terres incendiées derrière des personnages en ombres chinoises).

Killers of the Flower Moon emprunte à plusieurs genres cinématographiques : le western (genre auquel Scorsese ne s’était pas encore confronté), le film noir et criminel (dans la lignée de ceux qu’ils avaient réalisés par le passé) et le film d’enquête / de procès dans sa troisième et dernière partie (puisqu’ici le FBI naissant enquêtera sur les crimes commis dans la région). Pourtant, le film s’écarte des œuvres habituelles du maître, du moins dans le style. Pour raconter cette machination, au centre de laquelle se trouve le personnage de William Hale, représentant l’autorité respectée par l’ensemble des communautés, et les exactions qui s’en suivent, Scorsese n’a pas recours à l’explosion de violence qui caractérisait Les Affranchis ou Casino ; les crimes sont filmés presque au second plan, sans aucun aspect spectaculaire, la violence ici est sourde (impossible de faire cette fois-ci le reproche à Marty d’une quelconque complaisance). Ce qui se joue, ce plan démoniaque qui consiste à déposséder les Osages de leurs terres et à se débarrasser d’eux, est la résultante d’un cynisme à toute épreuve. Cela fait littéralement froid dans le dos.  

De Niro fut un acteur immense, on avait fini par l’oublier un peu ces derniers temps. Il est formidable dans Killers of the Flower Moon. Son plus beau rôle depuis très longtemps.

Pour incarner William Hall, avec lequel le spectateur semble être en empathie au début du film avant de découvrir sa vraie nature (celui qui est à l’origine du complot, qui en tire toutes les ficelles), Scorsese a choisi Robert De Niro. Le résultat prouve une fois encore combien ce choix est justifié. De Niro fut un acteur immense, on avait fini par l’oublier un peu ces derniers temps. Il est formidable dans Killers of the Flower Moon. Son plus beau rôle depuis très longtemps. Face à lui, dans le rôle du neveu (agent de la machination et exécutant du sale travail), DiCaprio paraît même moins à l’aise, délivrant un jeu tout en mimiques un peu appuyées (en mode imitation de Marlon Brando !), qui a d’ailleurs fait l’objet de nombreux commentaires à l’issue de la projection. Loin de se faire voler la vedette par ces deux « mastodontes », la comédienne Lily Gladstone (vu notamment chez Kelly Reichardt dans le splendide Certaines femmes) impressionne dans le rôle de Mollie Kyle, probablement le personnage le plus émouvant, celui qui incarne la résistance (la résilience ?) de ce peuple indien.

une façon, dans les pas de Gangs of New York, de montrer que la nation américaine s’est construite sur la violence, la manipulation, le rejet de l’autre (le racisme), autant d’éléments qui font partie de l’ADN des États-Unis, y compris de nos jours.

La fin du film, qu’on se gardera de dévoiler ici (sauf à dire qu’elle est géniale, inventive et toute personnelle), témoigne de ce qu’est avant tout ce projet : une façon, dans les pas de Gangs of New York, de montrer que la nation américaine s’est construite sur la violence, la manipulation, le rejet de l’autre (le racisme), autant d’éléments qui font partie de l’ADN des États-Unis, y compris de nos jours. C’est aussi un bouleversant hommage aux Native Americans, et donc un travail sur la mémoire de ce qu’il est possible d’appeler un génocide dans son ensemble, par les intentions et la mécanique implacable.  

Certains critiques ont parlé d’œuvre testamentaire. C’est probablement le cas. Mais, de manière certaine, Scorsese livre avec Killers of the Flower Moon l’un de ses plus beaux films, une grande fresque esthétique et musicale (blues, folk et chants sont au programme), sombre et pessimiste, tournée vers les minorités qu’il célèbre ici à plus d’un titre, faisant écho à l’engagement qui a toujours été le sien.

5

RÉALISATEUR : Martin Scorsese
NATIONALITÉ : USA
GENRE : Thriller, drame historique
AVEC : Leonardo DiCaprio, Robert De Niro, Jesse Plemons, Lily Gladstone
DURÉE : 3h26
DISTRIBUTEUR : Paramount Pictures France
SORTIE LE 18 octobre 2023