Fin 2022, comme tous les dix ans, Sight and Sound, la revue du British Film Institute a révélé son classement décennal des plus grands films de tous les temps. Détrônant Vertigo après dix ans de règne, Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles s’est imposé à la première place, à la stupeur de beaucoup. Même des critiques de cinéma féministes n’avaient pas songé à l’éventualité de cette victoire et restèrent stupéfaites devant l’événement. Ne parlons même pas des média pseudo-féministes qui n’avaient même pas classé le film de Chantal Akerman parmi leurs films préférés et qui se trouvèrent pris complètement au dépourvu, ne goûtant guère le cinéma radical de l’artiste belge, au cas rarissime où ils avaient déjà eu l’occasion de le voir. Quant aux médias pro-masculinistes et anti #MeToo, ils reçurent la nouvelle avec la consternation que l’on devine, tant ils préféraient se voir conforter dans l’adoration du cinéma classique dont Vertigo d’Hitchcock était le plus sûr emblème. Aujourd’hui, grâce à Capricci, tous les cinéphiles de France pourront sans la moindre excuse aller (re)voir en salle le chef-d’oeuvre de Chantal Akerman, estampillé plus grand film de tous les temps, via le sondage de Sight and Sound. Personne ne pourra plus dire qu’il ne l’a pas vu. Mais que contient donc Jeanne Dielman pour avoir été élu avec quelques voix d’avance (8 selon des indiscrétions) sur Vertigo?
A Bruxelles, dans les années 70, trois jours d’une vie. Jeanne Dielman, une femme d’une quarantaine d’années, veuve et mère d’un fils de 16 ans, vaque à ses occupations ménagères et domestiques dans son modeste appartement : elle épluche, cuisine, coud, nettoie, etc. Elle se prostitue aussi quotidiennement, pour financer son loyer. Jusqu’au jour où…
Avec Jeanne Dielman, Chantal Akerman réussit un geste artistique d’une austérité et d’une radicalité inouïes, un geste cinématographique d’une modernité folle
Tourné en 1975 par une jeune femme de 25 ans, Jeanne Dielman est souvent considéré comme le Citizen Kane du cinéma d’art et d’essai. Il fallait en effet beaucoup d’audace pour concevoir ce film de plus de 3h (3h18 exactement), entièrement en plans fixes et avec un casting minimal (Delphine Seyrig dans le rôle principal, un acteur pour le rôle du fils, et trois autres, dont le fameux Jacques Doniol-Valcroze, pour incarner ses clients, à raison d’un par jour). La dimension féministe du film n’échappera à personne : Jeanne Dielman est montrée comme étant aliénée par l’ensemble des tâches domestiques qu’elle doit remplir, sans la moindre aide. Aliénée, elle l’est même doublement, par les tâches domestiques, mais également financièrement, devant se soumettre à la domination masculine pour récupérer l’argent nécessaire pour vivre, élever son fils et payer son loyer.
Le film ressemble donc à un étrange ballet où Jeanne passe de pièce en pièce, allumant et éteignant les lumières, se livrant à de menues tâches domestiques, en étant presque systématiquement au centre du plan. Cet enchaînement mécanique (on n’est pas très loin du robot domestique lors des deux premiers jours) produit un effet hypnotique sur le spectateur. Certains spectateurs pourront trouver la suite des séquences particulièrement lassante et ennuyeuse mais souvent ils ne vont pas jusqu’au bout du film qui justifie pourtant pleinement sa durée de manière conceptuelle et abstraite. Car, si le premier jour décrit avec précision la routine dans laquelle Jeanne s’est enfermée, le deuxième enfonce le clou avec une terrassante cruauté. La spirale infernale de la répétition et de l’habitude empêche de se laisser à l’angoisse existentielle et de penser à la mort qui nous guette. Il faut attendre le troisième jour pour que la machine se dérègle : une brosse tombe, une assiette dont Jeanne ne sait plus trop si elle l’a essuyée ou pas…C’en est trop, la machine va dérailler et finir par imploser.
Avec Jeanne Dielman, Chantal Akerman réussit un geste artistique d’une austérité et d’une radicalité inouïes, un geste cinématographique d’une modernité folle, qui s’apparente presque davantage à une installation d’art contemporain qu’à un film à proprement parler, du moins au sens classique du terme. Grâce à Chantal Akerman, c’est donc la modernité post-godardienne qui triomphe dans le sondage de Sight and Sound, la modernité de la génération de Jean Eustache, Philippe Garrel, Werner Schroeter, etc. Cette modernité a eu une postérité importante du côté des cinéastes indépendants américains (Gus Van Sant, Todd Haynes, Jim Jarmusch se réclamant de l’héritage akermanien) ou surtout du côté des cinéastes asiatiques (Hou Hsiao Hsien, Tsai Ming-Liang). Certes il est possible de préférer à l’ambition parfois étouffante de Jeanne Dielman d’autres oeuvres de Chantal Akerman, plus accessibles : Je tu il, elle, son premier film, où elle se révèle avec une impudeur rarement atteinte pour une réalisatrice, hormis Christine Pascal dans Félicité, ou La Captive, libre, séduisante et surprenante adaptation de La Prisonnière de Proust, avec Sylvie Testud et Stanislas Merhar. Quoi qu’il en soit, Jeanne Dielman possède des moments assez uniques, comme lorsque Jeanne (Delphine Seyrig, admirable d’abnégation dans un total contre-emploi) s’extirpe de sa routine, s’arrête et se met manifestement à penser devant nous, ou encore une fin tragique, absolument bouleversante. Rien que pour ces moments, Jeanne Dielman mérite d’être vu et de figurer au Panthéon de l’histoire du cinéma.
RÉALISATEUR : Chantal Akerman NATIONALITÉ : belge GENRE : drame AVEC : Delphine Seyrig, Jacques Doniol-Valcroze DURÉE : 3h18 DISTRIBUTEUR : Capricci Films SORTIE LE 19 avril 2023