Quand Bobby Womack lance son cri du loup au début de Across 110th Street, nous savons que c’est Quentin qui le lance aussi, en filmant la superbe Pam Grier sur son tapis roulant. Et nous ne sommes pas loin de le faire aussi, intérieurement du moins, à la manière du loup de Tex Avery. Quentin est amoureux, cela ne fait pas de doute. A chaque plan, il se régale à filmer cette icône de la Blaxploitation, sous tous les angles, en contre-plongée, dans sa marche majestueuse, comme la star qu’elle est et qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être. Sans effets spéciaux particuliers, c’est en soi l’un des plus beaux génériques de l’histoire du cinéma, que l’on se repasse juste pour le plaisir, comme un clip idéal. Un hommage à la beauté et à la classe absolue d’une femme. Pam Grier alias Foxy Brown, il rêvait de la filmer, au point de changer le nom et la couleur de Jackie Burke, la protagoniste de Rum Punch (Couleur créole), le roman d’Elmore Leonard, qu’il a décidé d’adapter à l’écran, trois ans après le triomphe critique et commercial de Pulp Fiction.
En effet, après Pulp Fiction, tous les spectateurs attendaient Quentin Tarantino au tournant. Il a délibérément choisi de les décevoir, en ne cherchant pas à dépasser en violence et spectacle son précédent opus. C’eût été inutile et bien vain, tant Pulp Fiction s’était incrusté dans l’inconscient collectif. Les critiques de l’époque ont ainsi évoqué une œuvre « déceptive », trop longue et bavarde, s’attendant à retrouver le Tarantino hyper-violent, divertissant et électrique du film précédent. Comme ils se trompaient sur tous les plans…Belle erreur critique que certains continuent à reproduire, même aujourd’hui, en considérant ce film comme l’œuvre la moins aimable de son auteur. Pourtant Jackie Brown est un film profond et subtil, parfaitement construit, où Tarantino, en adaptant un auteur proche de ses préoccupations, révèle son cœur à nu, comme jamais, et comme il ne le fera jamais plus. Pour tous les vrais fans de Tarantino (y compris lui), Jackie Brown est à coup sûr, son plus beau film, celui qui restera alors qu’on aura peut-être oublié tous les autres.
Pulp Fiction résonnait comme une fantaisie autour du son du rock des années cinquante et soixante ; Jackie Brown est empli de soul des années soixante-dix. Les deux films évoluent donc dans des dimensions parallèles et peut-être complémentaires. Pulp Fiction est déconstruit et fractionné ; Jackie Brown est relativement linéaire, hormis la fameuse séquence de l’échange des sacs, et s’attache à nous faire connaître progressivement des personnages. C’est de très loin le film qui, chez Tarantino, ressemble le plus à Rio Bravo de Howard Hawks. Les personnages discutent nonchalamment et se confrontent les uns aux autres. Ils traînent et on aime franchement traîner et passer du temps avec eux. On apprécie les retrouver à chaque fois ; c’est pourquoi on lance parfois à nouveau ce film, alors qu’on l’a déjà vu une dizaine de fois, lorsque les amis de la vraie vie sont parfois injustes à notre égard.
Parmi ces personnages merveilleux de Jackie Brown, on peut donc citer Jackie (Pam Grier), l’hôtesse de l’air black, la quarantaine, qui gagne un salaire de misère dans une compagnie aérienne de seconde zone et rêve d’un avenir meilleur ; Ordell Robbie (Samuel L. Jackson) le trafiquant d’armes qui se sert d’elle pour rapatrier de l’argent, voire de la drogue, du Mexique ; Max Cherry (Robert Forster), prêteur de cautions, la cinquantaine, qui pense à abandonner son boulot trop fastidieux ; Louis Gara (Robert De Niro) qui sort de quatre ans de prison, cassé et éteint ; Melanie (Bridget Fonda), la petite surfeuse blonde, plus maligne que les apparences ne le laissent deviner, qui vit avec Ordell et accueille Louis chez eux à sa sortie de prison ; Ray (Michael Keaton), l’agent fédéral, qui se sert de Jackie pour mettre Ordell hors d’état de nuire.
Jackie Brown est un film profond et subtil, parfaitement construit, où Tarantino, en adaptant un auteur proche de ses préoccupations, révèle son cœur à nu, comme jamais, et comme il ne le fera jamais plus.
Ce qui s’avère extraordinaire avec Jackie Brown, c’est que le film prend absolument tout son temps pour nous faire faire connaissance avec les personnages à un degré d’intimité psychologique rarement atteint. Toute la première heure est ainsi une heure d’exposition, où nous passons du temps avec les personnages : nous regardons la télévision avec eux, écoutons de la musique avec eux, nous déplaçons avec eux, apparemment sans souci de construction dramatique. Mais ce n’est évidemment qu’une apparence car chaque scène, en y réfléchissant, est absolument indispensable à la progression du film. Jackie Brown, elle-même, hormis le générique de début, n’apparaît qu’au bout de la 26ème minute. Bref, Tarantino montre ici une sûreté et une maîtrise absolue de la structure dramatique de son film, bien plus que de tous ses autres films, y compris Reservoir Dogs ou Pulp Fiction.
Rarement Tarantino aura été plus juste concernant la direction d’acteurs car la profondeur des personnages permettait à chaque comédien de montrer une belle diversité de facettes. Samuel L. Jackson, à peine remis de sa création anthologique de Jules Winnfield, fait à nouveau des étincelles en Ordell Robbie, ordure absolue, capable de tuer de sang-froid ses propres amis, qu’il parvient malgré tout à rendre sympathique et drôle. De Niro, aussi muet que Samuel L. Jackson est disert, donne une crédibilité étonnante au personnage de Louis Gara, en utilisant essentiellement le langage corporel pour faire ressentir le vécu intérieur de cet homme usé par la vie et la prison, certainement sa dernière grande composition à ce jour. Quant à Bridget Fonda, (qui a malheureusement, pour nous, arrêté sa carrière, en trouvant le bonheur auprès de Danny Elfman, le compositeur de Tim Burton), elle trouve ici son meilleur rôle en jeune blonde sexy et frivole, moins blonde qu’il n’y paraît. Elle bat même assez largement Uma Thurman, quant au fétichisme des pieds franchement assumé par Tarantino dans ce film.
Jackie Brown est le film de l’intelligence faite femme, car Jackie, au pied du mur, menacée de prison et de perdre son emploi minable d’hôtesse de dernière catégorie, va trouver un stratagème, en usant uniquement de son esprit et de sa volonté pour renverser la donne et s’assurer une belle retraite au soleil d’Espagne. Bien plus que Uma Thurman dans Kill Bill, Pam Grier représente, s’il en existe un, l’emblème du féminisme chez Tarantino car il s’est penché, une fois n’est pas coutume, sur une femme d’âge mûr, avec des difficultés d’argent et des problèmes au quotidien, très éloignée d’une super-héroïne de films d’action aux capacités surhumaines. Beaucoup de femmes, actrices ou pas, ont d’ailleurs apprécié que Tarantino consacre un de ses films à un personnage principal qui semblait cumuler la triple peine, être une femme, noire et en plus ayant dépassé la quarantaine. Un pari fou à l’aune d’Hollywood. Comme on le sait, Tarantino parle souvent du monde de Quentin et du monde du cinéma. A l’époque, Tarantino ne s’était pas complètement déconnecté du monde de Quentin, à savoir le monde réel, et ne faisait pas des films uniquement ultra-référentiels (voire auto-référentiels comme Les Huit Salopards). Il ne s’était pas encore fait phagocyter par le monde du cinéma. C’était encore la Street Life, cf. la chanson de Randy Crawford, qu’on percevait à fond dans Jackie Brown.
Car les thèmes principaux du film se révèlent être le temps qui passe et le vieillissement. Au détour d’une phrase, tous les personnages en parlent: Ordell voudrait prendre son demi-million et sa retraite de trafiquant d’armes ; Louis ne peut s’arrêter de tousser et constate amèrement « je vieillis » ; Max se regarde dans la glace et considère qu’il continue à se ressembler ; Jackie a l’impression de repartir tout le temps à zéro. Même Mélanie, la jeune surfeuse blonde, de manière surprenante, est atteinte de ce syndrome commun à tous car Ordell trouve qu' »elle n’est plus aussi jolie qu’avant« . Ces personnages à qui a priori « on ne la fait plus » ont pourtant horriblement peur de se tromper, de se lancer, d’accorder leur confiance ou de remettre leur vie ou leur cœur entre les mains de personnes qui ne le méritent pas et s’en fichent, alors qu’ils voudraient s’assurer une sortie honorable ou un nouveau départ. Toutes ces émotions parfaitement exprimées, ressenties, retranscrites font de Jackie Brown, le seul film de maturité de Tarantino, réalisé à seulement trente-cinq ans…

Ce que montre magnifiquement Jackie Brown, et ce qu’avait esquissé certains des précédents films de Tarantino, (True Romance, scénarisé par lui, et surtout Pulp Fiction), c’est comment on tombe amoureux, très précisément, dans les moindres détails. Un mélange de fascination et d’admiration, de reconnaissance et de compatibilité, du côté de l’homme comme de la femme. Il suffit à Max de voir approcher de loin Jackie lorsqu’elle sort de prison, pour en être absolument saisi et traversé. A la manière d’Omar Sharif dans le fameux plan de Lawrence d’Arabie de David Lean, elle s’approche très lentement, abattue par la détention, en longue focale, mais il sait déjà que c’est ELLE, celle qui bouleversera sa vie à tout jamais. Un peu plus tard, il la trouve sublime, n’ose pas le lui dire mais lui montre par de petits regards attentionnés qu’il est sensible à son charme et l’admire. Après avoir écouté chez elle les Delfonics (la chanson La la la means I love you, comme par hasard), il achète la cassette pour l’écouter dans sa voiture, uniquement pour entrer dans son univers, et ressentir ce qu’elle ressent, alors qu’elle ne le saura jamais. Un soir, vers 23 heures, il lui laisse un message pour lui donner tous ses numéros, afin qu’elle puisse le contacter, car il n’arrête pas de penser un seul instant à elle. De son côté, fine mouche, Jackie s’est évidemment aperçue de tout et semble plus qu’apprécier la compagnie de Max. C’est le seul qu’elle associe à son plan, en lui faisant une totale confiance. Rien ne se passe pendant l’affaire, tant la menace d’Ordell Robbie est présente. Lorsqu’à la fin du film, Jackie voit Max une dernière fois à son bureau de prêteur de cautions, le doute ne subsiste plus. Elle est bien tombée amoureuse de lui, en s’apercevant de leur compatibilité d’humeurs et des risques insensés qu’il a pris pour elle. Jamais personne ne s’était sacrifié pour elle, comme il l’a fait. Ils s’embrassent plusieurs fois. Elle lui propose de partir en Espagne avec elle. Il refuse car il a toujours ses obligations de travail. Elle insiste. Il refuse toujours car il ne demandait strictement rien en échange de sa protection. Elle finit par partir, le regard triste et fredonne mélancoliquement une chanson dans sa voiture. Il sait déjà qu’il ne s’en remettra jamais car il a croisé fugitivement l’ange du bonheur et tourne le dos à la caméra. Comme Jackie, comme Max, on sortira du film le cœur brisé. Un film d’amour. Sublime Jackie Brown.
RÉALISATEUR : Quentin Tarantino NATIONALITÉ : américaine GENRE : drame, thriller AVEC : Pam Grier, Robert Forster, Robert de Niro, Bridget Fonda, Samuel L. Jackson, Michael Keaton DURÉE : 2h30 DISTRIBUTEUR : Bac Films SORTIE LE 1er avril 1998