INU-OH : Maîtriser son art

Le Japon est loin d’être avare en matière de cinéastes d’animations talentueux, et malgré que Satoshi Kon et Isao Takahata nous aient quittés, et que Miyazaki prépare (une énième fois) sa retraite, leur relève est tout ce qu’il y a de plus vivant. De Mamoru Hosoda à Keiichi Hara, en passant par Hideaki Anno et Makoto Shinkai, la japanimasition semble avoir encore de beaux jours devant elle. Mais au milieu de ces célèbres noms, c’est un autre auteur, à la carrière atypique et plus discrète, qui nous marque par sa versatilité sans limites : Masaaki Yuasa. Réalisateur méconnu de nombreuses séries télé (Devilman Crybaby, Ping Pong, Tatamy Galaxy…), c’est son travail au cinéma qui le fait briller le plus. Il se fait remarquer dès 2004 avec son tout premier long-métrage, Mind Game, sorte de trip sous acide qui laisse pantois. Il ne reviendra au cinéma qu’en 2017, avec non pas un mais deux films : The Night is Short, Walk On Girl, jugé de manière unanime comme étant son meilleur, puis Lou et l’île des sirènes, tout aussi réussi mais s’inscrivant dans un registre différent, plus sage. De même pour son dernier film, Ride Your Wave, arrivé dans nos salles l’année dernière, qui épousait une démarche moins déjantée.

Avec Inu-Oh, présenté en Compétition Officielle au Festival de Venise 2021 et en Séance Événement à Annecy cette année, le réalisateur revient à ses premiers amours, à savoir les œuvres débridées, paniquées, à la forme changeante.

Contant l’histoire d’un groupe de musique à succès mené par une créature maudite et un jeune homme aveugle dans le Japon du 14ème siècle, Yuasa adapte librement le roman Le Roi Chien d’Hideo Furukawa, monument de la littérature japonaise, lui permettant ainsi de tailler à son bon vouloir ce diamant brut, en y apposant sa vision.

Un film au croisement des deux versants qui font le cinéma du réalisateur, une synthèse adroite de la folie de ses débuts avec l’universalité de ses récents récits.

Car de la liberté, c’est tout ce qu’il faut à un esprit aussi affranchi et libre, qui n’a besoin d’écouter que son instinct pour livrer des œuvres comme on en voit peu. Si l’on pensait voir un film du passé, en plein Japon féodal, le réalisateur décide de s’éloigner de tout réalisme afin de réinventer l’Histoire, tout en restant fidèle à toutes les caractéristiques qui font la particularité de l’époque : des tenues traditionnelles, une société de caste et des instruments d’antan qui rencontrent la modernité de l’auteur, en introduisant ici des sonorités rocks et des monstres maudits à son récit. C’est donc à une amusante cohabitation de deux registres que l’on a affaire, mais une cohabitation qui trouve tout son sens tant le film arrive à en tirer le meilleur des profits, s’affirmant comme un objet de cinéma insaisissable et indéfinissable.

Le film commence dans un premier lieu par introduire ses personnages, deux enfants détruits dès leur plus jeune âge. Le premier, qui prête son nom au film, nait maudit, affublé d’un bras aux proportions disproportionnées et d’un visage qu’il cache grâce à un masque. L’autre, voit sa blessure s’imposer à lui lors du décès soudain de son père, qui, par la force des choses, le condamne aussi à une cécité à vie. De ce duo marqué au corps par leurs traumatismes, va se créer une initiative flamboyante : pour s’affranchir de leurs chaînes respectives, les deux comparses s’adonnent à des shows musicaux à travers le pays.

Rarement au cinéma nous aurons vu des séquences de concert aussi engageantes et galvanisantes, à mi-chemin entre du Queen et du Michael Jackson, le tout couplé aux instruments de l’époque. Les chants, eux, qui se veulent les relais des légendes et récits folkloriques, sont des cris du cœur absolument épiques, et provoquent à coup sûr frissons et émerveillement.

Mais bien heureusement, Yuasa choisit de ne pas faire de son film qu’un spectacle qui nous en met plein la vue. Parce qu’Inu-Oh, déjà grisant dans sa forme, arbore un développement juste voire déchirant lorsqu’il en vient à parler de l’art comme moyen de se transcender tout en transcendant autrui. Face à cette troupe, les corps tremblent, les cœurs vibrent, et les danses et notes du groupe permettent à chacun, sur scène comme dans le public, de se connaître un peu mieux. C’est ce constat, déjà fort émotionnellement parlant, qui donne lieu au discours de fond du long-métrage, à savoir la censure de l’art par les élites lorsque celui-ci est trop dangereux de par sa potentielle opposition au pouvoir. Parce que l’art est toujours porteur d’un message, d’une position ou d’une idéologie, et que sa dimension politique ne le quitte jamais, voir ces deux rebuts de la société s’affirmer face à une hiérarchie nettement en leur défaveur, et ce via un besoin urgent de performer nous transperce. La maîtrise totale que Yuasa a sur sa mise en scène va de pair avec celle que ses personnages exercent sur la leur. Comme l’impression que l’esprit fou du cinéaste se dédouble pour se transmettre à ses créations, qui le défendent corps et âmes.

Dans un monde où l’animation japonaise a tendance à s’uniformiser de plus en plus, le travail d’un réalisateur autant à part que Masaaki Yuasa prend la forme d’un phare dans la nuit. Un film au croisement des deux versants qui font le cinéma du réalisateur, une synthèse adroite de la folie de ses débuts avec l’universalité de ses récents récits. Il y fait se rencontrer ses deux facettes afin d’atteindre un niveau de virtuosité vertigineux. Inu-Oh est très certainement le meilleur film de Yuasa, son plus fou, dantesque, abouti… et encore bien d’autres adjectifs hyperboliques ne suffisant pas à décrire une œuvre aussi unique.

4.5

RÉALISATEUR :  Masaaki Yuasa
NATIONALITÉ : Japon
GENRE : Animation, Comédie, Drame
DURÉE : 1h38
DISTRIBUTEUR : Star Invest Film France
SORTIE LE 23 novembre 2022