INLAND EMPIRE : voyage dans l’empire de l’intérieur

 

« Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons, — brouille le pivotement
des toits rongés, — disperse les limites des foyers, — éclipse les croisées. »
Illuminations
, « Nocturne vulgaire« ; Arthur Rimbaud


Film touffu à l’intrigue labyrinthique, somme des obsessions d’un cinéaste,
aboutissement miraculeux de l’oeuvre singulière d’un artiste intransigeant (dont le
film Dune fut la seule concession « commerciale » aux studios hollywoodiens),
INLAND EMPIRE pourrait paradoxalement être venu porter le coup de grâce à
un David Lynch abattu par l’échec commercial de son dernier film dont il rend en
grande partie responsable une industrie cinématographique en charge des affaires,
peu soucieuse de promouvoir le talent artistique, si celui-ci décide effectivement
d’arrêter le cinéma comme il l’a annoncé récemment. On y retrouve pourtant
l’atmosphère mystérieuse qui avait fait le succès de ses films précédents. « Une
histoire de mystère. Au coeur de ce mystère, une femme amoureuse et en pleine
tourmente
. »: nous n’en saurons pas plus de la bouche de son réalisateur qu’on sait
avare de commentaires sur son oeuvre. Tout comme dans Mulholland Drive, le
premier rôle du film est attribué à une actrice, Nikki Grace (Laura Dern), mariée
à un homme appelé Piotrek. A un tournant décisif de sa carrière, elle accepte
d’incarner au cinéma le personnage d’une épouse, Susan Blue, qui se laisse séduire
par son amant. Cependant qu’une relation sentimentale et sexuelle va se nouer
entre elle et l’acteur qui en joue le rôle, Devon Berk (Justin Theroux). Illustration
du procédé de mise en abyme au cinéma dont 8 ½ de Fellini offre un exemple bien
connu de systématisation à l’ensemble du film. Mais le réalisateur (Jeremy Irons)
confie en pleine répétition du texte à ses acteurs qu’une malédiction pèse sur le
film qui s’avère être le remake d’un film polonais inachevé, lui-même adapté d’une
vieille légende tzigane, et dont les deux acteurs ont fini par être retrouvé
assassinés. A partir de là, le film glisse dans une deuxième partie dont les
séquences retracent en montage parallèle le parcours d’une femme vivant à Lodz
en Pologne (où le film a été en partie tourné), subissant les violences physiques
de son mari; récit entrecoupé de son étrange relation avec des prostituées en
compagnie desquelles elle se retrouve claustrée, et de scènes extraites d’un
spectacle théâtral inspiré de la série Rabbits mise en ligne par David Lynch sur
son propre site web, et qui met en scène des personnages à tête de lapin sur fond
de dialogues absurdes tout droit issus d’une pièce de Ionesco (on pense à La
Cantatrice chauve
)!

un monde imaginaire aliénant qui peut conduire à la folie
par l’impossibilité qu’il nous révèle de s’évader d’une réalité dont la nature, et a
fortiori la logique, nous échappe.


Le film glisse ainsi imperceptiblement d’un niveau de réalité diégétique à l’autre,
par effacement des repères identitaires et spatio-temporels, déplacement du point
de vue (de celui du spectateur à celui de Nikki en caméra subjective), en
multipliant les décalages micro-structurels à l’intérieur du plan ou de la bande-images
(enchaînement des syntagmes). Et les relations psychologiquement
tendues entre Nikki et son époux (Piotrek) réapparaissent sous la forme de sévices
physiques infligés par le mari polonais à sa femme, comme si l’histoire se répétait
à travers les changements de lieu et de temps et que Nikki/Susan restait
prisonnière d’un destin qui régit son existence individuelle. On se souvient que
c’était déjà le cas de Fred/Pete dans Lost Highway qui, malgré son changement
d’identité (et de visage) doit se résoudre à laisser échapper la femme qu’il aime
(Renee/Alice). « Les actions ont des conséquences » prévient la voisine (Grace
Zabriskie) venue rendre une visite de courtoisie à Nikki, qui joue le rôle, récurrent
dans la filmographie de Lynch, de sibylle (ou de Cassandre), tenu par le
personnage du cow-boy dans Mulholland Drive, celui du nain mystérieux
(pléonasme chez David Lynch) dans Lost Highway, ou par la femme à la bûche
dans Twin Peaks. Il est remarquable que de façon systématique, ces
avertissements adressés au personnage principal ne lui permettent jamais
d’échapper aux évènements, leur sens ne pouvant être pleinement compris qu’a
posteriori et révélés au spectateur comme au personnage par la suite de l’action.
Le « réel cinématographique » auquel fait référence Michel Chion dans sa
monographie sur le cinéaste (David Lynch; Editions de l’Etoile/Cahiers du
Cinéma, collection « Auteurs », 1992, rééd. 2007), contaminant la réalité
diégétique, coïncide donc étrangement avec une forme de fatum, découvrant les
limites ontologiques d’un monde imaginaire aliénant qui peut conduire à la folie
par l’impossibilité qu’il nous révèle de s’évader d’une réalité dont la nature, et a
fortiori la logique, nous échappe.


Nikki n’a ainsi d’autre choix que de s’effacer devant la femme brune qui apparaît
dans une vision idyllique de la famille réunie comme son double « positif » aux
côtés de Piotrek et de leur enfant, comme Camilla se substitue à Diane dans
Mulholland Drive et réalise finalement les espoirs de cette dernière.
Réconciliation avec elle-même à l’issue d’un voyage intérieur aux résonances
odysséennes qui se traduit par le geste des deux femmes qui tombent dans les bras
l’une de l’autre. Fin apaisée qui tranche avec celle de ses deux films précédents à
moins qu’il ne faille y déceler une certaine forme d’ironie de la part de l’auteur:
« Sweet! ». Cet exemple illustre en tous cas un aspect fondamental du monde
lynchéen, aucune forme permanente ne résistant à la métamorphose des êtres et
des objets qui le constituent. Telle l’oreille coupée trouvée dans un champ par
Jeffrey (Kyle MacLachlan) dans Blue Velvet, en pleine phase de décomposition
et dévorée par les fourmis, rejoint le cycle de la nature, les êtres et les choses
disparaissent pour réapparaître sous une autre forme « qui n’est, chaque fois, ni
tout à fait la même/Ni tout à fait une autre
 » (« Mon rêve familier« , Poèmes
Saturniens,
1866; Paul Verlaine). Les personnages y apparaissent sous les
facettes multiples de leur personnalité (Nikki qui s’insurge des grossièretés
proférées par sa visiteuse en dit face au détective à qui elle se confie au cours de
la deuxième partie du film de bien pires encore) tandis que des personnages aux
identités distinctes en viennent à s’unir entre eux jusqu’à se confondre. Un choeur
de femmes extatiques qui dansent rompt définitivement le principe
d’individuation pour achever de nous réunir à l’Un originel d’où nos rêves (et nos
cauchemars) se forment. Le projecteur s’éteint. Retour aux ténèbres de la salle.
Fin du film. Merci M. Lynch.

5

RÉALISATEUR : David Lynch
NATIONALITÉ :  américaine, franco-polonaise 
GENRE : drame onirique 
AVEC : Laura Dern, Jeremy Irons, Justin Theroux 
DURÉE : 3h 
DISTRIBUTEUR : Studio Canal (sortie)/ Potemkine Films (reprise)  
SORTIE LE 31 mai 2023