Dans l’inconscient collectif cinéphile, en 2000, la Palme d’or fut remportée par In the mood for love de Wong Kar-wai. Vérifiez autour de vous, tous ceux qui s’intéressent un tant soit peu au cinéma, vous le diront. Or, vérification faite, la mémoire affective se trompe, les souvenirs se sont embrouillés, les préjugés ont pris le pas sur la vérité. En 2000, la Palme d’or fut remportée par Dancer in the Dark de Lars Von Trier. In the mood for love, projeté dans une version techniquement non finalisée, ne remporta que le Prix d’interprétation masculine, récompensant l’excellent Tony Leung, Or, comme quoi les prix ont parfois peu d’importance, en 2016, la BBC a organisé un sondage auprès de plus de 150 critiques du monde entier sur les meilleurs films du XXIème siècle : loin devant d’autres films palmés ou primés, In the mood for love est arrivé deuxième, juste derrière Mulholland Drive de David Lynch. Devenu le film chinois le plus populaire au monde, cette élégie romantique ne cesse de nous envoûter, comme en témoigne cette ressortie judicieuse, plus de vingt ans après sa première sortie, en version restaurée 4K, donnant l’occasion de voir enfin ce film romantique ultime sous ses plus beaux atours.
Hong Kong, 1962. M. Chow, rédacteur en chef d’un journal local, et Mme Chan, secrétaire de M. Ho, emménagent avec leur conjoint, le même jour, dans des appartements voisins, le premier chez M. Koo et la seconde chez Mme Suen. La femme de M. Chow est souvent absente et le mari de Mme Chan est fréquemment parti à l’étranger. Très vite, ils vont comprendre que leurs conjoints respectifs entretiennent une relation amoureuse adultère en secret. Ensemble, M. Chow et Mme Chan vont tenter de saisir les éléments de la rencontre des deux amants et surtout la façon dont est né cet adultère. Mais l’amitié débouche rapidement sur d’autres sentiments.
In the mood for love, c’est un véritable festival de couleurs chatoyantes, un émerveillement à chaque robe sublime portée par Maggie Cheung, , un enchantement de sensations optiques et sonores, une balade mélancolique clippée au ralenti, où les choses qui comptent vraiment s’éternisent dans le paradis de la mémoire.
Même ceux qui n’ont jamais vu In the mood for love connaissent la musique de Shigeru Umebayashi, cet air infiniment nostalgique qui accompagne les pas de deux de Tony Leung et Maggie Cheung, cette valse triste des sentiments qui semble contenir en elle toute la mélancolie du monde. Cette mélopée fascinante transcrit ainsi toute la déception et la frustration des conjoints délaissés qui voient leurs partenaires devenir amants tandis qu’ils restent tous les deux sur le carreau. Ils songent prendre le même chemin de l’infidélité mais un reste d’amour-propre et de dignité les retient au dernier moment. Vont-ils oser franchir le pas?
In the mood for love repose sur a minima deux idées géniales et une esthétique révolutionnaire et bouleversante. La première idée mirifique consiste à ne jamais montrer les deux conjoints infidèles et de tout filmer du point de vue des délaissés. A partir de ce moment, le film ne bascule jamais du côté de l’histoire d’adultère classique et banale. Il devient au contraire un hommage aux coeurs éplorés et à l’amour platonique. Car on ne verra jamais Mme Chan et M. Chow céder à la tentation alors que toute l’atmosphère du film ne respire que le désir. Ils se croiseront langoureusement, au ralenti, dans les couloirs et les escaliers. Ils marcheront ensemble, prendront le taxi et ne s’embrasseront pourtant jamais, alors que toutes les circonstances les y poussent. Tout au plus, M. Chow posera-t-il une main compatissante sur l’épaule de Mme Chan quand elle fondra en larmes devant le caractère inéluctable de la séparation.
Cette atmosphère lourde de sensualité s’explique par une circonstance scénaristique. Lors du tournage du film, Wong Kar-wai n’avait pas encore tranché entre une relation consommée ou un amour platonique. Par conséquent, les acteurs ne savaient guère quelle version de leur amour tourner, d’où les effluves de sensualité qui s’échappaient de cette incertitude. En fin de compte, Wong Kar-wai a opté pour la version platonique alors que certaines scènes coupées au montage, figurant dans les bonus du DVD, révèlent que Mme Chan et M. Chow sont allés jusqu’au bout de leur relation, ce qui explique la naissance de l’enfant de Mme Chan dans l’épilogue.
Si cette idée de laisser les amants dévoyés dans le hors-champ est aussi brillante, c’est surtout parce que Wong Kar-wai peut ainsi laisser croire que toute cette histoire serait une fiction que ce couple s’invente pour rester heureux. Mme Chan et M. Chow seraient en fait mariés ensemble et imagineraient des amants virtuels pour épicer la monotonie de leur vie. Il manque certes un ou deux plans pour valider cette version iconoclaste mais elle pourrait fonctionner au vu de l’histoire générale. La seconde idée géniale est d’avoir fait de In the mood for love un film emblématique du romantisme parce qu’il est représentatif symbolique de l’inassouvissement du désir. Le film célèbre donc ce qui n’a pas eu lieu plutôt que ce qui l’a été.
Enfin, In the mood for love, c’est un véritable festival de couleurs chatoyantes (sublime photographie de Christopher Doyle et Mark Lee Ping-bin), un émerveillement à chaque robe sublime portée par Maggie Cheung, au mépris de toute vraisemblance financière, un enchantement de sensations optiques et sonores (ah les chansons de Nat King Cole qui participent de la fascination engendrée par le film), une balade mélancolique clippée au ralenti, où les choses qui comptent vraiment s’éternisent dans le paradis de la mémoire : des jambes truffaldiennes de femme descendant un escalier, un plat de nouilles chinoises dégustées à la vapeur, des nuages ensorcelants de fumée, une porte de chambre d’hôtel portant le numéro 2046, etc. L’on devine aussi, qu’à l’instar de l’épilogue déchirant du film, beaucoup, à Angkor ou ailleurs, auront creusé un trou au sein d’un arbre ou d’une roche, pour y murmurer le secret d’une histoire d’amour qui ne s’est jamais véritablement déroulée, la promesse d’un bonheur qui n’existera jamais.
RÉALISATEUR : Wong Kar-wai NATIONALITÉ : chinoise AVEC : Tony Leung, Maggie Cheung GENRE : romance, drame DURÉE : 1h38 DISTRIBUTEUR : Les Bookmakers/La Rabbia SORTIE LE 8 novembre 2000, ressortie le 21 juillet 2021.