Dans son deuxième long-métrage, le réalisateur mexicain David Zonana fait une radiographie d’une partie de l’origine de la violence de son pays en ancrant son film dans l’académie militaire Heroico, au sein de laquelle s’inscrit Luis, jeune homme de 18 ans aux origines indigènes.
Alors que la militarisation du Mexique ne cesse de s’étendre dans l’espace public, sont sortis ces dernières années deux films mexicains qui ont fait l’objet de controverses et reçus des messages d’intimidations, tous deux se répondant et complétant le corpus d’œuvres qui abordent le machisme, la violence et la corruption au sein d’un territoire que l’on surnomme « le pays au milieu de la Lune. » Au milieu de l’écran, sous la lumière blafarde de l’astre céleste du cinéma : Nouvel Ordre de Michel Franco et Heroico de David Zonana (produit par le même Franco) se penchent sur le tissu malade d’un pays où les forces armées nationales prennent place dans ce nouvel ordre qu’ils instituent, où la violence dicte ses propres lois martiales.
Dans cet impressionnant second long-métrage où l’armée en prend pour son grade, on est spectateur d’un coming-of-age noir où l’apprentissage n’est autre que celui de la corruption, de l’humiliation et de la violence.
Au pied du précipice, sur un plongeoir, à côté d’un large rapace, un jeune homme au crâne rasé se jette dans le vide. Une chute infernale vers les profondeurs intérieures d’une institution. Cette plongée, c’est celle de Luis, le jeune protagoniste principal de Heroico qui intègre la fameuse académie militaire mexicaine. « Pourquoi intégrer le collège militaire ? » demande un instructeur resté hors-champ. Si le jeune conscrit répond : « parce que ça me plaît, ça m’a toujours plu. » c’est d’abord pour flatter l’instructeur. Pour autant, n’oublions pas les autres raisons, celles qui obligent plus qu’elles ne fascinent : un lien à ressouder avec un père absent de la famille, lui-même militaire, et une mère affectée par un diabète qui a besoin d’être soignée. En intégrant l’école militaire, Luis est couvert par l’assurance militaire et sa mère aussi. N’occultons pas non plus un contexte national où la jeunesse se replie sur l’armée, moins par un désir profond que par un manque d’issues et de possibilités offertes dans la société. L’armée dépeinte ici comme l’un des derniers espaces de mobilité sociale. Durant l’entretien, Luis ajoute d’ailleurs : « Ça offre l’opportunité de devenir quelqu’un. »
Une fois l’entretien validé, le ton est donné, rapidement : les lits sont faits au carré, le plafond est bas, les cheveux arasés des élèves alignés dans le dortoir. On assiste, en plan-séquence, au discours d’accueil, plus brûlant que chaleureux, de la part du sergent-chef des cadets (joué par l’excellent Fernando Cuautle que l’on retrouvait déjà dans Nouvel Ordre) qui rappelle à bien des égards la folie logorrhéique du sergent-instructeur Hartman dans Full Metal Jacket. Les « potros » (poulains), c’est ainsi que sont surnommés les nouveaux entrants, trouvent du réconfort à se regrouper entre faibles et nouveaux dans une institution où, chaque année, le jeune martyrisé devient potentiellement bourreau pour les « potros » de l’année suivante. Violence, tu m’as donné, violence, je te donnerai !
Ensemble, Luis, Arturo, Raton et Mario – tous sont des comédiens amateurs, anciens engagés de l’armée qui répliquent les codes et gestes militaires qu’ils ont appris – assistent aux enseignements, défilent dans cet immense paysage et subissent des humiliations collectives ainsi que des bizutages tels que manger son plat en moins de dix secondes, être balancés en ventre-glisse dans les douches savonnées par les aînés, participer à une grande marche avant d’être quasiment noyés dans la piscine. Au sein de leur petite troupe, Arturo devient le bouc émissaire, le souffre-douleur, l’homme-grenouille qui subit longtemps avant de flancher. Il décide d’arrêter le massacre, préfère les moqueries et la honte inhérentes à son échec. Si une gémellité physique troublante existe entre Arturo et Luis, ce dernier serait l’autre face d’une même identité : Luis, l’épargné du sergent, celui à qui on distille les bons conseils, celui qu’on sollicite à remplir d’autres missions et à intégrer parcimonieusement la cour des grands parce qu’il manie habilement le fusil. Enfin, Luis, c’est celui qu’on invite à remplir une mission à l’extérieur : conduire la voiture qui servira à un braquage dans la vie civile selon de supposés « ordres d’en haut. » Ce ménagement se mérite, Luis devra prouver sa fidélité au sergent qui le brosse dans le sens du poil, le caresse avec un certain désir charnel dans une relation unidirectionnelle toxique. « Tu es de mon côté potro, mais je dois savoir que tu me respectes » Le respect de l’un est l’humiliation de l’autre. Pour gagner cette confiance, Luis doit fesser Arturo, déjà faible, le cul nu en forêt. Il doit trancher la gorge d’un chien qu’il affectionnait. Caresser pour mieux poignarder.
S’il s’agit moins d’un processus de déshumanisation que d’une normalisation de la violence au sein d’une institution hermétique, le film est subtil dans sa portraitisation d’un camp militaire étanche. Rien n’entre dans l’institution, si ce n’est des jeunes en cours de militarisation, si ce n’est des vidéos internet retranscrites par le son et les commentaires des aînés, amusés par les images de suicides, de corps écrabouillés et de têtes coupées. Rien ne semble non plus en sortir, en témoigne cette incommunicabilité avec la société, l’absence de comptes à rendre tant économiquement parlant que vis-à-vis du respect des droits de l’homme. Pourtant, si la société civile n’infiltre pas l’armée, à l’inverse, la violence ne peut être contenue au cœur de cette dernière, il y a une perméabilité qui affecte la vie civile. Le parcours de Luis l’illustre.
Le jeune homme est à bout la première fois qu’il rentre en permission. Il exprime à la maison son souhait de partir et d’arrêter sa formation militaire. Sa mère lui répond en nahuatl « tu ne te soucies pas de moi ? » Luis doute, ne trouve pas de solution autre que cette armée qui prend en charge les soins de sa mère grâce à son affiliation à la mutuelle militaire, soins hebdomadaires qu’ils ne pourraient s’offrir en temps normal. Il retourne au camp et le feu de la violence se ravive de plus belle lorsque son ami, l’inflexible Mario disparaît après que Luis a assisté à une réprimande sanguinaire de la part de ses supérieurs. Luis se lance à la recherche de ce corps avalé par la violence de ceux qui agissent en impunité dans l’immensité hermétique de ce camp, construit sur une vaste structure en forme de vestige d’amphithéâtre laissé par les indigènes. Luis marche, déambule, beaucoup. Difficile de trouver la moindre sortie, tant les couloirs mentaux du jeune Luis sont enchevêtrés. Empêché de filmer dans le véritable collège Heroico, David Zonana confirme son talent à créer des compositions avec des échelles de plans captivantes, travail déjà remarquable, mais contenu à l’échelle d’une villa dans son premier long-métrage Mano de Obra. Ici, il mêle le mystique au tragique dans un théâtre, le centre cérémonial Otomi, où les figures des ancêtres amérindiens rappellent les traditions de la culture Otomi, phagocytées par une culture militaire mortifère.
La seconde fois qu’il rentre à la maison, la violence a germé dans le pupille : il étrangle sa compagne durant l’acte sexuel sur conseil de son supérieur, pensant ajouter de l’excitation aux ébats, frappe et mate son petit cousin désireux de devenir lui aussi militaire, en reproduisant les gestes qu’il subit au camp. La seule échappatoire qui s’offre à Luis est cauchemardesque : des rêveries dans lesquelles il déambule et s’écharpe sur une réalité mystique qui le rattrape. Des rêves où un ami se suicide, d’autres où un ennemi est impossible à abattre, d’autres encore où le son de sa voix n’est plus audible. Sans cesse en mouvement, même s’il ne semble pas progresser mais davantage tourner en rond, Luis marche au rythme d’une pensée structurelle que semblent nourrir les derniers grands films que sont Tar et La Zone d’Intérêt : dis-moi dans quel espace tu évolues et je te dirais qui tu es !
« Seuls les morts ont vu la fin de la guerre. » Ainsi débutait Nouvel Ordre de Michel Franco. Luis ne le savait pas encore, mais en s’inscrivant au fameux et réputé Heroico Colegio Militar, il venait de s’enfermer dans une mécanique infernale qui semble n’avoir pour respiration qu’une fin aux relents funèbres.
Dans cet impressionnant second long-métrage où l’armée en prend pour son grade, on est spectateur d’un coming-of-age noir où l’apprentissage n’est autre que celui de la corruption, de l’humiliation et de la violence. En intégrant le bras armé dirigé par la descendance des colons européens, les Mexicains indigènes pensaient y trouver une issue pour sortir de la classe inférieure. Ils ne font que briser un plafond de verre pour mieux tailler les veines de leur humanité.
RÉALISATEUR : David Zonana NATIONALITÉ : mexicain GENRE : drame AVEC : Santiago Sandoval Carbajal, Fernando Cuautle, Esteban Caicedo DURÉE : 1h28 DISTRIBUTEUR : Paname distribution SORTIE LE 22 mai 2024