Gone Girl : la revanche des femmes

 

David Fincher a parfois la réputation d’un metteur en scène un peu misogyne. Son film, Gone Girl, réalisé avec une maestria éblouissante, n’arrangera sans doute pas cette rumeur. Pourtant son rapport aux femmes est sans doute bien plus complexe qu’une simple misogynie. Et si c’était même l’étendard d’un nouveau féminisme?

La fausse conception misogyne de la femme

« Si j’avais une tumeur, je l’appellerais Marla » (Fight Club).

Dans Gone Girl, en deux ou trois séquences, Fincher plante le décor avec une rapidité exemplaire. Si l’on se demande encore ce que signifie l’art de la mise en scène, Fincher répond ici en quelques plans, en montrant avec limpidité, densité et célérité
la complexité des rapports humains. Grâce à un montage d’une efficacité redoutable, l’intrigue va suivre en parallèle l’enquête sur la disparition d’une femme délaissée et le flash-back sur la formation de son couple. En un clin d’œil, Amy Elliott et Nick Dunne se rencontrent, se mettent en couple et quittent New York pour s’établir dans le Missouri, région d’origine de Nick. Amy, jeune bourgeoise richement dotée, financera le bar de
Nick, mais, ex-rédactrice de magazine, elle va se retrouver sans amis ni activité, dans une ville qu’elle déteste, telle une parfaite desperate housewife. Alors qu’elle semblait pouvoir jouer un rôle actif dans la société, elle est ainsi brutalement rétrogradée à
un rôle de victime sociale, d’accessoire inutile. Elle finit par disparaître.

Ne nous voilons pas la face. Certains films de Fincher réservent de la même manière un sort plutôt misogyne à ses héroïnes féminines. On se souvient tous de la tête de Gwyneth Paltrow dans la boîte à la fin de Se7en. La femme est parfois la potiche de service qui ne mérite guère mieux d’être sacrifiée sur l’autel du film. On ajoutera pour mémoire les deux
meurtres de femme de Se7en qui concernent des conceptions de la femme-objet (le mannequin, la prostituée), « coupables » des péchés d’orgueil et de luxure. Dans Zodiac, Chloë Sevigny joue l’enquiquineuse qui a pour principale utilité de reprocher à son mari, Robert Graysmith, le dessinateur, de mener son enquête sur le tueur en série. On remarquera étrangement que dans Zodiac, les femmes meurent alors que les hommes
survivent aux attaques du psychopathe. Dans ces films, la femme n’est donc qu’une utilité scénaristique, une potentielle victime expiatoire.


La femme, révélateur de la blessure narcissique de l’homme

« Soudain je réalise que tout ça, les flingues, les bombes, la révolution, a un rapport avec une fille, Marla Singer » (Fight Club)


Dans Gone Girl, si Amy est a priori une victime désoeuvrée de la société, au niveau de la psychologie de couple, elle révèle les qualités et les failles de son compagnon. Dans
l’enthousiasme des débuts, elle permet à Nick de se hisser à son niveau intellectuel ; par la suite, lorsque l’amour déclinera, elle découvrira surtout sa lâcheté et sa veulerie. Les belles
promesses des commencements « nous ne serons jamais comme eux » s’évaporent au profit de désillusions, de tromperies non assumées et de mensonges avortés. En l’occurrence, Ben Affleck, imberbe, se révèle être parfait pour pointer chez Nick,
ce côté mou, indécis et vulnérable de l’homme, contre lequel lutte en vain la dynamique et supérieurement organisée Amy (l’excellente Rosamund Pike, superbe révélation du film).
Dans certains de ses autres films, Fincher montre la femme comme un double en miroir de l’homme, qui finit par révéler ou accentuer les failles du personnage masculin. C’est le cas
dans L’Etrange histoire de Benjamin Button où Daisy (Cate Blanchett) fonctionne comme miroir inversé de Benjamin (Brad Pitt), avec cette belle idée que l’amour n’est que le
croisement de deux synchronismes. Ce concept du miroir inversé est exprimé par l’affiche du film qui montre côte à côte les visages quasi-jumeaux des deux personnages. La blessure
narcissique s’incarne également chez Mark Zuckerberg qui n’inventera Facebook qu’en raison de la souffrance issue de sa rupture avec Erica Albright (The Social Network). Idem dans Fight Club où le narrateur (Edward Norton) fréquente des groupes de
soutien à des malades et y croise une autre non-malade, Marla Singer (Helena Bonham Carter), qui lui révèlera ainsi en miroir l’absurdité de son comportement. La femme n’est plus vraiment opprimée et contraint même l’homme à se redéfinir.

La femme, l’avenir de l’homme

« J’aime cette femme, plus que le requin aime le sang » (Frank Underwood dans House of cards)

Dans les films récents de Fincher (Millenium, Gone Girl), le metteur en scène va même au-delà de cette conception. La femme n’est plus seulement une victime de la misogynie ou même une égale de l’homme. En ayant un rôle actif, voire dominant dans l’intrigue, à l’opposé des canons hollywoodiens, elle prend nettement le pas sur le protagoniste masculin. Gone Girl ne déroge pas à cette nouvelle tendance du cinéma fincherien et peut s’interpréter comme une revanche du genre féminin sur des siècles d’oppression patriarcale. Car, à force d’opprimer des victimes, elles finissent au bout du compte par se relever et se
venger. Par exemple, Amy se lance dans une belle diatribe anthologique contre la fille cool, mythe mensonger des hommes en quête de réconfort : « les filles cool ne se mettent jamais en colère ; elles font un sourire chagrin et aimant, et laissent leurs mecs faire tout
ce qu’ils veulent
». A partir de l’acte fondateur de sa disparition, Amy se range délibérément du côté des femmes manipulatrices et dominatrices apparues dans le cinéma des années 1990, en particulier Catherine Tramell (Sharon Stone) dans Basic Instinct de Paul Verhoeven, auquel le film de Fincher rend un hommage inattendu, entre autres belles citations plus classiques (Sueurs froides, Pas de printemps pour Marnie, Anatomie d’un meurtre).
Gone Girl procède ainsi de manière extrêmement brillante et effrayante à une déconstruction en règle de l’American Way of Life que Fincher montre largement dominée par la femme, de par son intelligence supérieure (cf. le jeu de piste mental auquel
se livreront Amy et Nick) : ici la femme décide, l’homme se résigne. L’amour, le bonheur et la réussite ne sont que des trompe-l’œil, des mascarades validées par le regard omniscient
de la médiatisation et d’Internet. L’horreur est la normalité et la femme est son héroïne, tel est le constat cynique de David Fincher.

Millenium : les hommes qui n’aimaient pas les femmes, a déjà exposé cette nouvelle conception fincherienne de la femme, en phase avec l’évolution actuelle de la société. Lisbeth Salender, sorte de petite sœur de Marla Singer par sa coiffure punk, sauvera tout simplement le « héros » masculin des griffes du méchant
de l’histoire. Ce faisant, elle vengera ainsi toutes les victimes exclusivement féminines du tueur en série. En tout cas, sans nul doute, elle n’est plus opprimée, elle est devenue ici l’avenir de l’homme.

La femme est donc devenue l’obsession centrale du cinéma de David Fincher. Comme Buñuel dans Belle de Jour ou Lynch dans Mulholland Drive, Fincher explore l’inconscient féminin et se concentre sur des questions que Nick adresse à Amy : « à quoi penses-tu ? Qui es-tu ? Que nous sommes-nous fait l’un à l’autre ? » Questions laissées sans réponse par un beau regard énigmatique de Rosamund Pike mais qui ne sont pas près de quitter nos
pensées ni le cerveau de David Fincher.

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RÉALISATEUR : David Fincher 
NATIONALITÉ :  américaine 
GENRE : thriller, drame 
AVEC : Rosamund Pike, Ben Affleck, Neil Patrick Harris, Carrie Coon
DURÉE : 2h29 
DISTRIBUTEUR : Twentieth Century Fox France 
SORTIE LE 8 octobre 2014