Jean-Luc Godard nous a quittés le 13 septembre 2022, à 91 ans, de par sa propre décision, comme un certain David Bowie. Il nous a quittés, corporellement parlant, mais son esprit n’a jamais été aussi présent. Pas un jour sans qu’on ne cite Jean-Luc Godard, ses films, ses phrases lapidaires et définitives, ses interviews magistrales. Même les gens les plus réfractaires à son oeuvre et son style cinématographique, souvent abrupt, pas toujours le plus accessible, se rendent compte jour après jour de l’ampleur de la perte. Un cinéaste mais aussi un poète, un philosophe, un des rares metteurs en scène dont l’oeuvre dépasse largement le champ cinématographique, venant investir le champ des sciences humaines ou d’autres arts. Lorsqu’on parle par exemple de Scorsese ou de Truffaut, cela reste dans le domaine du cinéma, leur oeuvre, aussi brillante soit-elle, n’a guère d’autres prolongements ou d’incidences que dans le champ cinématographique. Avec Godard, son oeuvre investit la plupart des disciplines de l’intellect, des sciences à la philosophie, en passant par la musique, la peinture ou l’art contemporain.
L’hommage qui lui a été rendu le dimanche 21 mai 2023 à Cannes a rendu tout cela plus tangible et même beaucoup plus poignant. Godard nous manque, son esprit irréductiblement libre et joyeusement insoumis nous manque. Cet hommage a été rendu salle Debussy, la salle des projections de presse, chère aux journalistes dont nous faisons partie, la salle qu’il préférait entre toutes à Cannes, un dimanche comme le jour de la présentation de quelques épisodes de ses Histoire(s) du cinéma. Il avait remercié avec beaucoup d’humilité ce jour-là en 1998 sur la scène de la salle Debussy les spectateurs d’avoir pris le temps de se déplacer pour ses films un dimanche.
Avec Godard, son oeuvre investit la plupart des disciplines de l’intellect, des sciences à la philosophie, en passant par la musique, la peinture ou l’art contemporain.
Godard par Godard, le documentaire de Florence Platarets, produit par France Télévisions, donne un modeste aperçu de cette présence irradiante tout ce qui pouvait se trouver autour d’elle. Ce film est surtout composé à partir d’extraits de films de Godard et d’interviews datant essentiellement de deux périodes, les années 60 et 80, Godard s’étant absenté de la scène publique durant sa période gauchiste-maoïste. On regrettera que les extraits de film ne concernent pas les films des années 70, période très riche à redécouvrir, et aillent uniquement de A bout de souffle à JLG/JLG : autoportrait de décembre, comme si tous les films suivants, Eloge de l’amour, Notre musique, Adieu au langage ou Le Livre d’Image étaient quantité négligeable, ce qui n’est manifestement pas le cas.
Les interviews des années soixante montrent le jeune Godard, déjà surdoué dans l’art de la formule et dressant des passerelles entre tous les arts. L’auteur du Mépris et de Pierrot le Fou éclabousse de sa classe, de son insolence et de son intelligence tous ses collègues par ses interviews lors du tournage du film avec Bardot ou du moment historique de mai 68 où il est devenu chef de file pour interrompre tout simplement le Festival de Cannes, intervention symboliquement inouïe. Pourtant la meilleure période de Godard, concernant ses interviews se passe dans les années 80, de Sauve qui peut la vie à Nouvelle Vague, période documentée en grande partie par l’émission Cinéma Cinémas d’Anne Andreu, Michel Boujut et Claude Ventura, dont le documentaire de Florence Platarets reprend de larges extraits, avec quelques pics comme la promotion du film Détective avec Johnny Hallyday et Nathalie Baye, ou sa fameuse interview sur la scène de la Nuit des César où il fustige les « professionnels de la profession ». Drôle d’impression, voire un léger frisson, de revoir cette archive largement diffusée sur YouTube, sur le grand écran de la salle Debussy, justement au milieu des « professionnels de la profession » qui n’ont sans doute jamais compris qu’ils parlaient d’eux. Ce documentaire était bien sage par rapport à la dimension abrasive, intempestive et irrécupérable du personnage qui appréciait l’écrivain Céline (un long passage de Guignol’s band cité in extenso dans Pierrot le fou) et était connu pour ses sympathies pro-palestiniennes.
Bien sûr, Jean-Luc Godard n’a pas que des admirateurs, et tant mieux, son principal détracteur étant un certain François Truffaut qui stigmatisait son manque d’empathie et son tempérament constitué, selon lui, de frustration et de jalousie. Plus récemment, Rebecca Zlotowski, une cinéaste que nous apprécions beaucoup, a préféré le jour de la disparition de Godard, parler de Frédérick Wiseman et de sa curiosité insatiable plutôt que de prononcer quelques mots d’hommage à l’attention de JLG. Pourtant ces réactions épidermiques sont destinées à s’évanouir avec le temps, face à la magnitude de l’oeuvre. Rappelons qu’avant leur brouille définitive, Truffaut ne se privait pas de saluer le génie de celui qui était alors son ami, dans une critique enflammée de Vivre sa vie.
La projection de Godard par Godard précédait celle du film-annonce du film qui n’existera jamais, Drôles de guerres, les toutes dernières images conçues du vivant de Godard. C’est bien sûr pour voir ces images exclusives que Gaspar Noé, Albert Serra, Costa Gavras, Jim Jarmusch sont venus rendre hommage à Jean-Luc Godard. Ce dernier était très fier de ce nouvel opus qu’il considérait comme l’un de ses meilleurs films. La projection commença dans un silence de mort, c’est le cas de le dire, les plans se succédant sans la moindre musique, avant qu’elle n’apparaisse au bout de quelques minutes. Godard, même au seuil de la mort, n’avait rien perdu de son génie de l’analogie : sa manière par exemple de montrer que sur les papiers d’imprimerie, la marque Canon est le nom d’une arme ; ou encore cette incroyable citation d’un proverbe chinois « il est difficile de trouver un chat noir dans une chambre obscure, surtout s’il n’est pas là« , terriblement émouvante si on la rapporte à la présence/absence de Godard, métaphore de ce que tout spectateur de cinéma cherche souvent en vain face à un écran noir. Le film avance lentement en cadrant en plan fixe une quarantaine de pages les unes à la suite des autres, comme par exemple une étrange figure en rouge et noir qui peut autant évoquer des chars qu’une araignée, ou le mélange du deuil et du sang. A la vision du film, on finit par comprendre que ces guerres au pluriel ne sont pas seulement les conflits armés qui ont ponctué notre Histoire, mais que la guerre a lieu au quotidien, même sans armes, avec des phrases et de l’argent. C’est la bataille des mots, celle de la domination financière, voire capitaliste, celle de l’usure au quotidien par le travail. Pour le reste, on remarquera que Godard oppose le sentiment à la passion et cite le roman Carlotta (clin d’oeil à Vertigo) d’un romancier français oublié, Charles Plisnier, qu’il rêvait d’adapter et que le film se termine étrangement sur la bande-son par les mots « agence juive », ce que ‘d’aucuns reprendront pour étayer leurs accusations d’antisémitisme à l’encontre de Godard, alors qu’il s’agit simplement d’une anecdote sur la Seconde Guerre Mondiale qui conclut la bande-annonce.
Quand le film se termina, un long silence suivit, avant la montée des applaudissements. Mais pour paraphraser ce que l’on dit souvent d’un autre génie, quand un silence suit un film de Godard, c’est toujours du Godard.
N.B. : Godard par Godard, de Florence Platarets est disponible sur la plateforme de France Télévisions.
Le Film-annonce du film qui n’existera jamais, Drôles de guerres est distribué en salle, ultime geste artistique d’un géant du cinéma.
RÉALISATEUR : Jean-Luc Godard NATIONALITÉ : franco-suisse GENRE : expérimental AVEC : Jean-Luc Godard DURÉE : 20 mn DISTRIBUTEUR :