Nour Films
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Girls will be girls : clés en main

Cela faisait trente ans que l’Inde n’avait pas été représentée en compétition sur le tapis rouge cannois. Aussitôt revenu, aussitôt consacré, le cinéma indien a pris une belle revanche grâce à la talentueuse Payal Kapadia et son All We Imagine as Light qui a obtenu le Grand Prix du Jury à Cannes. Signe que le cinéma indépendant indien gagne en reconnaissance à l’international, Girls Will Be Girls de Shuchi Talati a glané des récompenses flatteuses dans d’autres festivals internationaux. Entre autres : un prix du public de la fiction internationale et un prix d’interprétation pour l’actrice principale Preeti Panigrahi à Sundance, puis le Grand Prix du Festival Biarritz Nouvelles vagues. Avec leurs premiers longs-métrages de fiction, les deux réalisatrices asiatiques installent un nouveau cinéma indépendant indien dans les salles art et essai mondiales.

Mira est l’élève modèle d’un pensionnat conservateur pour élites au nord de l’Inde. Son avenir semble tracé jusqu’à l’obtention des examens terminaux qui s’approchent à grands pas. La rencontre avec un nouvel élève, Sri, venu de Hong-Kong, crée les premiers émois de Mira qui occasionnent un déséquilibre pour son avenir ainsi qu’une confusion dans les relations qu’elle entretient avec sa mère, elle aussi troublée par la présence du jeune homme.

Dans une géographie simple faite de plans fixes, où interagissent seulement deux à trois personnages dans le cadre la plupart du temps, Girls will be girls scrute des relations ambiguës où les corps se rapprochent et se distendent au rythme des désirs d’une mère et d’une fille pour un même garçon.

Des bruits de bottes et de sifflets en guise d’ouverture. Le ton est donné, la rigueur est invitée au banquet de Girls will be girls. Au nord de l’Inde, dans le cadre scolaire, pour la première fois dans l’histoire de ce pensionnat conservateur, une fille est élue cheffe préfète. Mira (Preeti Panigrahi), l’élève exemplaire, monte sur scène pour inviter les élèves à répéter un serment qui rappelle que les règles de l’école obéissent à une culture millénaire. Sa mère lui dira qu’atteindre ce type de poste était impossible en son temps. Le temps semble faire son œuvre, les traditions évoluent et les femmes accèdent à des fonctions qui leur étaient interdites. Si Mira profite de cette nomination pour y tenir son rôle avec zèle – elle sermonne ses camarades pour des chaussettes différentes, pour des doigts colorés de vernis – l’arrivée de Sri (Kesav Binoy) dans l’établissement va bousculer ses habitudes. “Il y a plein de règles ici.” tempeste Sri, fils de diplomate qui vient de Hong-Kong et qui n’est pas réputé pour être un élève studieux. Schématiquement : elle a les meilleures notes tandis que lui est un cancre. Elle est la sachante, il est le charmant. Ils se rencontrent pour la première fois véritablement lors du placardage d’une affiche concernant un club d’astronomie qu’il ouvre en concertation avec une enseignante sur le toit de l’école. 

Le film ne fait pas mystère de la relation qui se nouera entre Mira et Sri. Pour autant, une des idées originales de Girls will be girls est d’embrasser l’évolution de la relation amoureuse des deux jeunots à travers le contact de leurs mains. Les deux mains qui se juxtaposent au moment de placarder l’affiche, les deux mains qui se retrouvent seules à ranger le télescope après avoir passé un temps à regarder les étoiles. Quoi d’autres que de rêver en regardant les astres briller ? Rêver, peut-être, à d’autres formes de vies possibles. Mira indique qu’elle n’avait “jamais été intéressée par le fait d’être en couple.” Voilà que cela changera jusqu’à l’obnubiler même si autour d’elle, tout semble l’inviter à se tenir à distance de ce garçon. Le règlement de l’école stipule qu’une élève peut être renvoyée si elle est attrapée à avoir une relation avec un garçon. Alors, c’est en dehors du cadre scolaire que leur relation pourra s’étendre, à la maison où la mère de Mira est rentrée pour s’occuper de sa fille à l’approche des examens. Au domicile, le père est absent et Mira supporte assez peu sa mère qui lui refuse le moindre horizon amoureux. “Je ne tolérerais pas plus qu’une amitié”

Dans ce fil de l’amour qui se tricote entre les doigts, Mira, prise par ses premiers émois, embrasse sa main sous la douche, pour s’essayer. Faire pour de faux pour de vrai jusqu’au premier baiser qui ne prévient pas. Cela se passe de manière spontanée, dans une salle de classe, à l’abri des regards, sans emphase. Toujours doux sans être idéaliste, Girls will be girls se lit, une nouvelle fois, moins sur les lèvres de ses personnages mais dans le creux de leurs mains, dans les poings qui se desserrent, dans les sourires qui s’autorisent. 

L’utilisation de l’impératif dans le cadre scolaire, à savoir qu’il faut avoir la jupe qui descend jusqu’aux genoux, qu’il faut réduire les échanges avec les garçons au maximum, est contrastée par l’utilisation de l’interrogatif dans les relations extra-scolaires. Sri et Mira se posent de nombreuses questions mutuellement lors des révisions, attentifs l’un à l’autre. Sri pose également des questions à la mère, Anila (Kani Kusrut) qui s’ouvre davantage avec Sri qu’avec sa propre fille, revenant sur son histoire personnelle et ses différents désirs passés. Dans une zone trouble, Sri charme Anila afin d’obtenir son consentement pour poursuivre son idylle avec sa fille chez elle. Mais, une troisième paire de mains s’ajoutent aux précédentes. Littéralement, lors d’une scène de danse, Anila demande à sa fille de positionner sa main plus haut pour swinguer avec Sri avant de la remplacer dans les bras du jeune homme. Dans l’esprit de Mira, sa mère s’interpose dans ce qui est sa première relation, moins pour la freiner que peut-être pour assumer ce qui semble être un désir naissant. Sans scrupule, devant les yeux de sa fille, Anila commence à caresser les cheveux de Sri tandis que ce dernier se repose dans son lit. Si Mira perd légèrement pied dans ses études, sur le terrain de l’amour, c’est Sri qui est le sachant. En atteste le rattrapage de Mira qui prend des notes pour comprendre comment faire l’amour, lisant des explications sur internet.  

C’est loin de l’école que sont contournés les codes sociaux et moraux. C’est dans un lit, dos à la caméra avec une peluche entre les jambes que Mira appréhende son plaisir sexuel. C’est à la maison, en dansant devant un miroir que Mira et Anila tentent des pas de liberté. C’est dans la nature qu’arrive la première fois de Mira avec Sri. La pénétration est hors-champ, il n’est pas question de la rencontre d’un sexe avec un autre sexe. C’est une main qui entre dans une jupe et une autre qui empoigne un bras de jouissance. Pour autant, Mira se rend compte de l’ambivalence de Sri à son égard. Sri n’est pas une crétin archétypal comme les autres élèves de son école. Au pensionnat, les garçons regardent sous les jupes des filles. Ils les prennent même en photo. Les filles sont surveillées, soi-disant pour protéger leur “vertu” et la supposée évolution de Mira en cheffe préfète, n’est qu’une supercherie qui aspire à masquer les franches différences d’expression entre les hommes, libres d’exprimer leur sexualité, parfois de manière violente, et les filles qui reçoivent pour instruction d’être soumises. Sri est d’ailleurs traité par ces derniers “d’étranger de merde” lorsqu’il avertit Mira que ces derniers regardent sous sa jupe. Pour autant, le charme et la séduction opérés par Sri peuvent également lui donner les traits d’un manipulateur. Il dira que “les gens ont une clé” et semble parfaitement manier l’art de trouver les mots qui ouvrent les bonnes serrures. Certainement lucide, on ne peut s’empêcher, comme Mira, de lui trouver un défaut de sincérité, à se jouer peut-être de la mère, peut-être de la fille. Le tout loin de sa vie qui nous reste étrangère.  

Dans une géographie simple faite de plans fixes, où interagissent seulement deux à trois personnages dans le cadre la plupart du temps, Girls will be girls scrute des relations ambiguës où les corps se rapprochent et se distendent au rythme des désirs d’une mère et d’une fille pour un même garçon. Parfaitement caractérisés, les personnages tissent corporellement leurs désirs, loin d’une tradition indienne qui blâme les femmes du sceau de la corruption de leurs corps. En mouvement d’accordéon dans une lumière toujours rayonnante, on suit la relation de Mira et Anila, tantôt séparées par Sri, tantôt rapprochées par ce dernier. Faisant preuve d’une union féroce à l’égard de cette société phallocrate, Anila sort immédiatement sa fille d’une situation de harcèlement de la part de garçons au pensionnat. Être cheffe préfète ne changera rien à l’insubordination des garçons. Dans cette province de l’Inde, le temps semble être passé, mais les traditions figées rapprochent deux femmes de générations différentes jusqu’à ce soir, en bout de course, où Mira applique de l’huile dans les cheveux de sa mère, la larme sincère. Les gens ont une clé et la main semble être l’instrument le plus à même pour faire sauter les verrous. 

3.5

RÉALISATRICE : Shuchi Talati
NATIONALITÉ :  Indienne
GENRE : Drame
AVEC : Preeti Panigrahi, Kani Kusruti, Jitin Gulati
DURÉE : 1h59
DISTRIBUTEUR : Nour Films
SORTIE LE 21 août 2024