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Giorgino : Tristana, c’est moi

Après ses trois concerts au Stade de France, les 27, 28 septembre et 1er octobre 2024, reportés en 2023 en raison des troubles en banlieue, suite à la mort du jeune Nahel, Mylène Farmer a définitivement achevé sa tournée des stades, Nevermore, la plus grande tournée des stades accomplie par une artiste française, consolidant encore davantage sa place, si besoin en était, de plus grande chanteuse pop française contemporaine et de ces quarante dernières années. Nevermore a ainsi à nouveau ravi les fans de Mylène Farmer par son exceptionnelle scénographie, son univers cryptique, gothique et symbolique, avant sa présentation le 7 novembre pour une date unique du film tiré du concert, dans les salles de cinéma. C’est l’occasion pour Potemkine de ressortir en salle le fameux Giorgino de Laurent Boutonnat, film-monstre et culte de plus de trois heures, tourné dans les années 90 dans le prolongement des clips légendaires de l’alter ego créatif de Mylène dans les années 84_94.

Octobre 1918. Sitôt rendu à la vie civile, le jeune docteur Giorgio Volli part à la recherche du groupe d’enfants dont il s’occupait avant la guerre. Il arrive dans une région perdue aux habitants hostiles et ne trouve qu’un vieil orphelinat vide : les enfants ont disparu dans des conditions mystérieuses. Sa quête prend alors l’allure d’une partie de cache-cache avec la mort : Giorgio se retrouve dans un vieil orphelinat bordé de marais inquiétants et de hordes de loups… Un cauchemar d’enfant où l’amour a les traits de Catherine, une jeune fille fragile qu’on ne peut embrasser sans embrasser la folie…

Giorgino s’avère une expérience de cinéma fascinante, et échappe à la catégorisation un peu simpliste de clip prolongé sur grand écran

Voir ou revoir Giorgino aujourd’hui représente une expérience étrange et sans doute unique. On se retrouve face à un film-fleuve, quasiment pas disponible en vidéo (il a eu droit à une seule édition en 2007), autoproduit, et dans la droite ligne des clips que Laurent Boutonnat avait réalisés pour Mylène (Plus grandir, Libertine, Tristana, Pourvu qu’elles soient douces, Sans contrefaçon, Sans logique, Désenchantée, Beyond my control, A quoi je sers). Ces clips avaient permis d’installer un univers profondément original, à base de poésie et de libertinage, absolument inédit dans la chanson française, une espèce de croisement hybride entre la dépression de Barbara et la provocation de Gainsbourg. Ces clips étaient des longs métrages en puissance, appelaient le long métrage et étaient parfois projetés avant des films, ce qui engendraient des réactions de spectateurs, se plaignant que le film qui lui succédait était nettement moins réussi que le clip. Ces clips s’inspiraient de Kubrick (surtout Barry Lyndon dans le diptyque LibertinePourvu qu’elles soient douces) et de David Lean (La Fille de Ryan, Docteur Jivago). En les revoyant aujourd’hui, on peut constater quelques tics de mise en scène (des ralentis un peu superflus et emphatiques) qui ne nuisent pourtant pas à l’ambition du projet.

Giorgino reprend la plupart de ces éléments, en accentuant l’inspiration de David Lean (les plans enneigés de Docteur Jivago, les personnages de La Fille de Ryan), en faisant également un détour du côté du film d’horreur fantastique, Mylène restant fidèle par la suite à son amour du film de genre, via son rôle dans Ghostland de Pascal Laugier et son implication dans la Palme d’or reçue par Titane de Julia Ducournau. Vu son échec cuisant (70 000 entrées en un mois dans les salles françaises), ce film aurait pu couler définitivement la carrière de Mylène Farmer. On sait aujourd’hui qu’il n’en a rien été. Néanmoins ce film a provoqué un coup de tonnerre dans le partenariat Farmer-Boutonnat : séparation conjugale, mise en retrait de Boutonnat côté mise en scène (il faudra attendre 2010 pour qu’il tourne à nouveau des clips pour Mylène), changement d’univers pour Mylène qui adoptera une image plus sexy en Californie. Qu’aurait-il advenu de sa carrière, si Giorgino avait marché en son temps? Personne ne peut le savoir.

Aujourd’hui, si on revoit Giorgino, on se retrouve face à un film certes trop long (un univers neurasthénique et dépourvu de réelle action pendant trois heures) et pourtant absolument fascinant, car contenant tout l’ADN de l’univers farmerien. Photographiquement, le film s’avère splendide et se rapproche surtout du clip de Tristana, l’hiver et l’atmosphère d’Europe de l’Est ou centrale aidant. Ce qui différencie ce film des clips, c’est, enfonçons une porte ouverte, la musique ou plutôt les chansons qui donnaient une coloration pop et adoucissaient l’atmosphère sombre de l’univers de Mylène Farmer. En soustrayant la coloration pop, ne reste en fait que la tristesse insondable.

Pourtant, Giorgino, présenté ici en salle par Potemkine, avant une probable nouvelle édition vidéo, après celle épuisée de 2007 chez Pathé Vidéo, s’avère une expérience de cinéma fascinante, et échappe à la catégorisation un peu simpliste de clip prolongé sur grand écran. C’est une oeuvre certes peu aimable et gothique, où Mylène montre de réelles qualités de comédienne, en Catherine (clin d’oeil aux Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, un des ses romans préférés), psychotique perdant la raison. Une expérience immanquable pour tous les fans de la célèbre chanteuse rousse.

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RÉALISATEUR : Laurent Boutonnat 
NATIONALITÉ :  française 
GENRE : drame 
AVEC : Jeff Dahlgren, Mylène Farmer, Louise Fletcher, Frances Barber, Albert Dupontel  
DURÉE : 3h03 
DISTRIBUTEUR : Potemkine 
SORTIE LE 2 octobre 2024