Cela commence avec un court de 22 minutes comme si c’était une éternité, Juke-box (réalisé en 2013 et sorti en 2018), belle idée que de l’intégrer en ouverture, histoire de nous mettre dans une certaine ambiance que le long poursuivra. Ici, un corps, décharné, une voix, d’outre-tombe, un appartement, obscur mais si riche de tout, et Christophe, malade, vieillissant, appelé de son nom d’origine, Daniel Berthon (pas Bevilacqua !). Ici un huis-clos, dans un lieu à l’image de son maître, et peu à peu, une immersion dans la tête du personnage, un chanteur qui se croit déchu, le temps passé, les concerts finis, les juke-box oubliés, la Nouvelle Star les ayant remplacés, le dialogue interrompu – le chanteur ne parle plus qu’avec lui-même, ou les notes de son piano, même quand une jeune parente ou une médecin (respectivement Sabrina Seyvecou et Maryline Canto) viennent surveiller ses états. Ici il ne se passe plus rien avec l’Autre dans le même temps que tout se passe en lui, pourtant rien n’est encore mort… Ahurissant, hallucinant, des mots bleu nuit, toujours vivants… Fiction étrange ou réalité fantasmée, Christophe reste toujours parmi nous…, ses maux chantés, son cri…
Ilan Klipper propose ainsi une œuvre proche de l’art brut même si sa matière filmique est travaillée avec des filtres ou des saturations autour de la couleur et de la lumière pour ces personnages hauts en couleurs
Cela se poursuit avec Aube Martin, Yoan Nsoe, Abderrazak Mouthana, Marcus, quelques autres et l’apparition du compositeur Frank Williams, des psychotiques, suivis, soignés, en institution ou à la maison. Un précédent film d’Ilan Klipper, dix ans plus tôt, s’intitulait Sainte-Anne, hôpital psychiatrique pour venir camper le décor de ses intérêts, profonds. Les invisibles, Les Autres… dira-t-on, disent-ils… Voici un documentaire, pas du tout documenteur, et toujours au service de personnages à qui on laisse le temps de s’exprimer, en simplicité (même si le dispositif est très maîtrisé), et en immersion. D’abord les personnages sont vus chez eux, où le lieu qu’ils habitent, et le mot « habiter » prend ici tout son sens : habité, chacun d’entre eux l’est. Aube persiste à se raconter, ses rêves, fantasmes amoureux, projets de spectacle dans la cuisine de sa maison de brique, quand Yoan ressasse, dans le jardin de la clinique où il semble se sentir libre, le combat de sa maman, son père les ayant endettés avant de décéder, un faux couple présenté livre la vie d’un vieil original qui n’a eu de cesse de remplir son antre d’objets et d’installations où les chemins deviennent de plus inaccessibles quand un artiste marocain déchu, qui finit dans un logement parisien dévasté, se met à faire une chorégraphie incroyable. À leurs yeux, rien dans la vie ne leur a été favorable (perte, deuil, injustice, misère), et, dévastés, leur esprit semble l’être parce que le monde l’a été (l’est).
De quoi nous parle ce film qui joue finalement sur la notion de limites, physique, psychique et y compris entre les genres puisque s’y mêlent le conte fantastique – dans des scènes intermédiaires où Yoann livre des incantations au ciel ou la scène finale dans laquelle une barque vient emporter l’Aube –, l’épouvante – dans des plans d’Aube faisant penser au film et à l’héroïne de Suspiria – et par là la fiction dans cette ambiance poétique qui met aussi en scène les personnages ? D’enfermement et liberté à travers des espaces physiques qui deviennent le reflet d’espaces physiques, de richesse et misère (matérielle ou mentale) qui en rajoutent à la solitude, mais pas placées là où l’on croit : tous les personnages en effet possèdent un talent artistique qui passe par le langage du corps ou le langage tout court. L’une ou l’autre danse, quand l’un slame ou l’autre récite, Aube aime les punks quand Yoan fait du slam, le tout sur des morceaux de musique classique ou contemporaine avec la bande originale de Frank Williams ou du groupe La Fonta, chaque personnage ayant la conscience de ses limites ou de ses possibilités au monde : c’est qu’ils restent reclus bien que pourvus de nombreux désirs. Ilan Klipper propose ainsi une œuvre proche de l’art brut même si sa matière filmique est travaillée avec des filtres ou des saturations autour de la couleur et de la lumière pour ces personnages hauts en couleurs !
Dérèglement de l’image donc à l’image de la folie qui a déréglé ces funambules, de tous âges, milieux, origines : c’est presque une étude du milieu que livre le cinéaste, en immersion, pour faire accéder le spectateur (non sans le malaise qui va avec) à des états qui ne lui sont pas forcément proches, et qui le place, sans complaisance ni jugement, à la lisière. Lisière, frontière, et crac ! Alors que les aidants sont plutôt absents tout au long du film – on ne voit aucun médecin ni représentant de l’institution officielle, pas encore de parents, une amie de Marcus disparaît quand sa fille apparaît, une amie de Yoan apparaît en même temps que le membre d’une association –, les dernières minutes vont pourtant les faire entendre, haut et fort. Car si le metteur en scène (et nous) avons pu partager ce moment, en sincérité et bienveillance, en singularité et solitude presque, il est pourtant impossible d’oublier que sans aide, les personnages n’en seraient pas là, et que les aidants, proches, souffrent aussi. La claque arrive ainsi à la fin, comme pour nous sortir de ce cocon, de ce long arrêt sur images et personnages, et nous rappeler au réel… avant une autre disparition poétique dans des nimbes liquides… Le film est beau, le film est dur, le geste est là, aussi poétique que précieux pourra-t-on dire, fait de proximité immersive comme de mise à distance protectrice et ses images, en fragilité, comme ces héros qui survivent et dont il faut parler, oui, car en eux aussi, ça crée…
RÉALISATEUR : Ilan Klipper NATIONALITÉ : française AVEC : Aube Martin , Marcus , Camille Chamoux GENRE : Documentaire DURÉE : 1h15 DISTRIBUTEUR : Potemkine Films SORTIE LE 16 mars 2022