Flee : échappée(s) belles !

1984 : le petit Amin (Nawabi), dans la robe bleue d’une de ses deux sœurs, court à travers les rues de Kaboul, insouciant et joyeux, Take on me (A-ha) à fond les ballons dans ses oreilles… Il est loin d’imaginer (qui le peut ?) quel tragique cours prendront sa vie, celle de sa famille et la sienne…
1996 : Jonas Poher Rasmussen, d’un an plus jeune, rencontre Amin dans un bus, à Copenhague, l’air triste et toujours ses écouteurs sur les oreilles.
2013 : le réalisateur danois ouvre les portes de la perception à celui qui est devenu son ami et dont le lourd passé – fuite durant cinq ans, exil et séparation familiale, statut de réfugié, honte et culpabilité – ont fait de lui un être meurtri, psychiquement isolé malgré la réussite de sa carrière (Amin est enseignant à l’université).
2021 : un film transgenre, parti du documentaire pour arriver à l’animation 2D, faisant s’entrecroiser la petite et la grande Histoire, le biographique – à travers des interviews qui prennent la forme de confessions – et le thérapeutique – les yeux fermés, allongé sur un canapé au tissu oriental multicolore, à dérouler des souvenirs vérité et à faire émerger ses émotions – vient transmettre l’histoire incroyable d’un homme qui peut peut-être vivre autrement serein avec son mari Kasper…

Un film transgenre, parti du documentaire pour arriver à l’animation 2D, faisant s’entrecroiser la petite et la grande Histoire, le biographique et le thérapeutique


« ll a passé cinq ans à fuir, avant d’arriver finalement – tout seul – dans ma ville. Nos vies étaient à la fois semblables et très différentes. Pendant au moins la moitié de sa vie, Amin a caché le pourquoi et le comment de son arrivée au Danemark. » JPR


Flee, titre au double sens de « fuir » et d’« échapper », titre qui sonne pourtant fluide fuite, est un film choc qui choisit le dessin animé pour parler de drames perpétués, perpétuels : des tragédies de la fuite forcée à la manière de celle d’Amin depuis sa terre afghane – en 25 ans, l’Afghanistan sera successivement aux mains des Soviétiques, des Talibans, des Américains, puis des Talibans de nouveau en 2021, situations qui se multiplient par ailleurs sur d’autres terres et que les lois européennes traitent de manière inégale quand ce n’est pas inhumaine… Le Danemark au premier chef, pays qui accueillait des enfants comme Amin autrement qu’aujourd’hui, évolution que le réalisateur rappelle en filigrane à travers un film qui, s’il ne se veut pas politique au premier chef parce qu’il choisit le récit de l’intime, l’est pourtant de fait…


C’est ici une première qualité du film qui parvient à traduire par le trait, transmettre par le témoignage, mettre en lumière et en image par le dessin, faire ressentir par ses effets – et ils seront nombreux depuis les gros plans visages, les vues du ciel, les dé.colorations et les hallucinations jouant sur la couleur –, confirmer par les images d’archives ce qu’a pu être la vie d’un enfant obligé de vivre dans la peur et de fuir, durant cinq ans, depuis Kaboul jusqu’à Moscou, en passant par Tallin, Istanbul avant d’arriver… au Danemark (quand une partie de sa famille est, elle, en Norvège !). Une seconde qualité apparaît quand en plus de faire témoigner une identité rendue désorientée et sans nom (Amin est un nom fictif afin de préserver l’anonymat du protagoniste), il est question d’orientation sexuelle dans une culture sans – « En Afghanistan, l’homosexualité n’existe pas. Il n’y a pas de mot pour ça. » dira le héros –, Amin s’avérant et s’avouant homosexuel. Si le soft power américain est présent dans la chambre du petit à travers des affiches de JC Van Damme ou Chuck Norris, ce sont les muscles des acteurs qui émeuvent Amin, ce qui sera confirmé dans plusieurs scènes et clins d’œil (au premier sens du terme et en échange de rares sourires !) pour évoquer ses attirances sexuelles, depuis la volonté pourtant de les traiter médicalement jusqu’à l’annonce de son mariage, au générique. Double peine au demeurant pour un héros qui s’en sortira deux fois pourtant, miracle des destins !


« Quant à moi, je n’ai pas cherché à faire un film politique : je voulais raconter l’histoire d’un ami, le récit universel de quelqu’un qui cherche sa place. Mais ma perspective a évolué, tant son récit donnait un visage humain à une expérience vécue par des millions de gens. » JPR


Miracle de l’art et singularité du travail de J. P. Rasmussen aussi qui, par sa méthode, sa patience, son écoute, son amitié, vise à faire accoucher son personnage en l’amenant à se remémorer « l’aspect, l’odeur et mes sensations des choses, de sorte que les souvenirs deviennent forts et immédiats, comme s’ils se déroulaient au présent. », tout en laissant croire au spectateur qu’il veut affaiblir le tragique au bénéfice des émotions. Le choix de l’animation, le choix de ne pas montrer les atrocités – à plusieurs reprises, par exemple la disparition soudaine du papa d’Amin qui fait imaginer le pire sans le voir ou le consentement forcé d’une femme arrêtée par la police russe en échange de sa libération –, ou l’apparition d’images fugaces dans l’esprit du héros nées d’une question bienveillante mettant en dessin ses souvenirs pourtant violents. Ce paradoxe, qui réside dans l’usage de gros effets dans l’image et la musique de cordes et voix lancinantes d’Uno Helmersson, dès le début du récit, tirent sur la corde sensible du spectateur, pris entre tension, peur et effroi. C’est que le cinéaste choisit le hors champ, visuel et sonore en miroir de ce qui se trouve dans l’esprit et le cœur du héros : on pense à la scène sur le navire où les passagers sont enfermés dans un container des jours durant, ou à la rencontre entre le navire de misère et un paquebot touristique dont un haut-parleur annoncera que la police estonienne vient aider les réfugiés clandestins – et retour case départ, ça c’est casé !


Le regard que l’on porte alors sur le film devient un peu cynique car c’est à se demander qui fuit quel discours : Valse avec Bachir (d’Ari Folman en 2008) et Samouni Road (de Stefano Savona dix ans plus tard) avaient la force et d’affronter l’Histoire et de remettre en actualité (ou de l’accuser) par leurs images dessinées respectives des destins tout aussi tragiques. S’il est incontestable que Flee demeure un témoignage nécessaire sur les horreurs de l’Histoire et ceux qui les vivent, le reflet d’une amitié improbable entre deux êtres pourtant voués à se rencontrer, qu’il offre une expérience immersive au spectateur par la force d’un dessin prompt à traduire les méandres de souvenirs revigorés au titre thérapeutique, on peut se demander si la catharsis concentrée sur l’individu n’aurait pas dû s’élever à celle de pays, de continents, celle de l’humanité tout entière dont les culpabilités ne sont pas tout à fait ni tout autant… réglées. Si Amin est libre, et c’est beau, Kaboul ne l’est pas, on peut donc réécouter un des titres de la bande musicale du film, Wheel of fortune d’Ace of base, et espérer que la roue collective, un jour, dans un autre sens, tournera… et fera de nouveau s’envoler d’autres cerfs-volants colorés… que des hirondelles viendront croiser…


« Aujourd’hui, lui et son mari vivent heureux dans la maison avec jardin qu’on voit dans le film. Amin tient toujours à garder l’anonymat, d’autant qu’il ne veut surtout pas être considéré comme une victime. » JPR

3.5

RÉALISATEUR :  Jonas Poher Rasmussen 
NATIONALITÉ : danoise 
AVEC : Avec les voix originales de : Amin, Jonas Poher Rasmussen, Daniel Karimyar, Fardin Mijdzadeh, Milad Eskandri, Belal Faiz, Elaha Faiz, Zahra Mehrwarz, Sadia Faiz
GENRE : Animation, drame 
DURÉE : 1h22 
DISTRIBUTEUR : Haut et court 
SORTIE LE 31 août 2022