Fermer les yeux : les yeux grands ouverts

 

Victor Erice est un cinéaste rare et précieux : quatre films en cinquante ans de 1973 jusqu’à aujourd’hui. Il tourne tous les dix ans, voire même plus, puisque plus de trente ans séparent sa précédente réalisation, Le Songe de la lumière (1992), Prix du Jury au Festival de Cannes, et son nouveau film Fermer les yeux, présenté aussi à Cannes dans une section non compétitive, Cannes Première. Ce nouvel opus a d’ailleurs été l’occasion d’un rare embrouillamini entre Victor Erice et Thierry Frémaux, le délégué général et sélectionneur en chef du Festival de Cannes, le premier reprochant au dernier de l’avoir volontairement laissé dans l’ignorance et le silence, en dépit de courriels réguliers, l’empêchant ainsi de faire l’ouverture de la Quinzaine des Cinéastes, en substitution d’une Sélection Officielle en compétition qui se refusait à lui. Victor Erice, en conséquence, a refusé d’accompagner son film à sa présentation en avant-première. Nonobstant la polémique, les critiques présents ont alors fait un triomphe à sa nouvelle oeuvre qui sort enfin en salle.

Julio Arenas, un acteur célèbre, disparaît pendant le tournage d’un film. Son corps n’est jamais retrouvé, et la police conclut à un accident. Vingt-deux ans plus tard, une émission de télévision consacre une soirée à cette affaire mystérieuse, et sollicite le témoignage du meilleur ami de Julio et réalisateur du film, Miguel Garay. En se rendant à Madrid, Miguel va replonger dans son passé…

Mise en abyme, mémoire, passé : Fermer les yeux est une recherche sublime et absolue du temps disparu à travers la vie et le cinéma.

Mise en abyme, mémoire, passé. Fermer les yeux commence par un film dans le film, une mise en abyme dont le spectateur n’est absolument pas prévenu, la séquence introductive d’un film qui n’a jamais été terminé en raison de la disparition d’un acteur. Mais le film Fermer les yeux représente lui-même une mise en abyme du passé de Victor Erice demeuré trente ans sans tourner de nouveau long métrage. Une disparition à la manière de Terrence Malick qui laisse songeur. Miguel Garay, metteur en scène du film inachevé, vivote et décide suite à sa convocation à une émission de télévision de repartir à la recherche de son acteur et ami disparu.

Pour raconter son histoire qui consiste à partir à la recherche du temps disparu, Victor Erice prend tout son temps, c’est le cas de le dire, la durée de presque trois heures étant justifiée par la durée de l’intervalle qui sépare la disparition de la recherche. Que représentent en effet trois heures face à trente ans de silence et d’absence? Certains pourront se montrer réfractaires à ce rythme nonchalant qui va négligemment conduire le protagoniste à rencontrer les uns à la suite des autres, au cours de conversations paisibles, les témoins possibles de la vie passée de l’acteur porté disparu.

Entre-temps, Miguel croisera donc la fille du disparu incarnée par Ana Torrent, la petite fille de L’Esprit de la ruche, le chef-d’oeuvre inaugural de Victor Erice, que ce dernier filme avec un respect et une affection éminemment sensibles. Il croisera aussi une productrice de télévision avec qui il mesurera l’écart qui s’est creusé entre l’univers qu’il connaissait et le monde d’aujourd’hui. Revenu chez lui lors d’un intermède, il entonnera la chanson de Rio Bravo, celle que chantaient Walter Brennan, Dean Martin et Ricky Nelson, en signe de reconnaissance d’un cinéma de jadis, où la fraternité existait encore, l’une des plus belles séquences de Fermer les yeux, et du Festival de Cannes 2023.

Quand il finira par retrouver son acteur dépouillé de toute mémoire, leur duo nostalgique évoquera immanquablement celui de Paris, Texas de Wim Wenders. La question du film devient alors : comment rendre la mémoire à celui qui l’a perdue? Quel serait le meilleur remède? La solution trouvée par Miguel est que le cinéma peut guérir toutes les blessures, ce qui sera magnifié par une mirifique conclusion où, contrairement au titre, il s’agit de garder les yeux grands ouverts pour mieux apprécier la beauté. On pourrait croire au vu de la teneur crépusculaire de ce nouveau film que Fermer les yeux acquiert une dimension testamentaire. Pourtant, étant donné que Victor Erice, à plus de 80 ans, en fait largement trente ans de moins, nous ne sommes pas au bout de nos surprises de la part de cet homme qui pourrait bien poursuivre sa carrière atypique et décalée, à la manière d’un Manoel de Oliveira.

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RÉALISATEUR : Victor Erice 
NATIONALITÉ :  espagnole
GENRE : Drame 
AVEC : Manolo Solo, José Coronado, Ana Torrent
DURÉE : 2h49 
DISTRIBUTEUR : Haut et Court 
SORTIE LE 16 août 2023