Eugénie Grandet : la solitude d’une femme

Eugenie Grandet est d’assez loin le roman le plus adapté d’Honoré de Balzac au cinéma, six fois au total, sans compter les presque tout aussi nombreuses adaptations télévisuelles (cinq), Pendant longtemps, ce roman a été en effet considéré comme le meilleur livre de Balzac, le plus équilibré, le mieux écrit dans les détails de la vie de province, le plus tragique aussi, un peu une préfiguration de Madame Bovary de Flaubert, bien qu’Eugénie eût nettement moins d’amants mais languissait dans une vie provinciale tout aussi ennuyeuse. Eugénie Grandet bénéficiait également d’une longueur relativement raisonnable et d’une ambition thématique resserrée par rapport à d’autres romans comme Illusions perdues. L’ironie du sort veut que cette nouvelle adaptation d’Eugénie Grandet par Marc Dugain sorte à quelques semaines d’intervalle de la toute première d’Illusions perdues par Xavier Giannoli, sur laquelle nous reviendrons prochainement. Souvent considérée comme une victime, Eugénie Grandet devient sous la caméra de Marc Dugain une héroïne féministe qui parvient au bout d’embûches difficiles à prendre le contrôle de son destin.

A Saumur, dans la première moitié du XIXème siècle, Félix Grandet a réussi grâce à son avarice et son sens des affaires à amasser une fortune considérable, tout en laissant croire à son épouse, sa fille Eugénie et sa servante Nanon, qu’ils ne sont guère riches. Eugénie est pourtant courtisée par de riches notables de la ville, au courant du mensonge du père mais ne se doute véritablement de rien. Charles Grandet, le neveu de Félix, est envoyé par son père, négociant parisien croulant sous les dettes, dans la famille de son frère. Eugénie et lui finissent par nourrir de tendres sentiments l’un pour l’autre….

Souvent considérée comme une victime, Eugénie Grandet devient sous la caméra de Marc Dugain une héroïne féministe qui parvient au bout d’embûches difficiles à prendre le contrôle de son destin.

Le génie de Balzac romancier ne fait guère de doute. Il suffit de lire la moindre ligne de l’un de ses romans (plus de 90 au total formant l’ensemble romanesque de La Comédie humaine) pour être ébloui par la vitalité du style, le souffle narratif et l’imagination sans limites de cet écrivain hors normes. Balzac se distingue par une vision globalisante de la société, un don d’analyse et de pénétration psychologique hors du commun, un sens aigu de la métaphore sociale et philosophique et de la caractérisation des personnages, qui lui ont fait concevoir le roman moderne. Seuls Proust et Simenon, sur des plans divers, peuvent prétendre l’égaler ou le dépasser dans le monde du roman francophone. Par conséquent, en raison de son talent incontestable d’écriture, Balzac est souvent devenu l’un des meilleurs scénaristes du cinéma, les metteurs en scène puisant à satiété dans son oeuvre foisonnante.

Au sein de La Comédie humaine, faisant partie des Scènes de la vie de province, Eugénie Grandet ressemble presque à une nouvelle, par son nombre restreint de personnages (sept vraiment importants) et la dimension assez étriquée de son univers et de ses thématiques. Selon Hitchcock qui proclamait que le cinéma était davantage fait pour adapter des nouvelles plutôt que des romans, Eugénie Grandet paraît donc l’ouvrage balzacien idéal à adapter au cinéma. Il l’a déjà été cinq fois, sans pour autant marquer l’histoire du Septième Art. Disons-le tout de suite, ce ne sera pas non plus le cas de ce nouveau film de Marc Dugain. Par manque fondamental de rythme et d’audace dans le découpage, cette adaptation empesée se traîne de manière assez triste pendant une heure et demie qui semble durer plus de trois heures et ressemble bien davantage à un téléfilm qu’à un authentique film de cinéma. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir adopté des partis pris tranchés (les intérieurs de la maison de Félix Grandet tournés en clair-obscur, à la manière des peintres hollandais, Rembrandt ou Vermeer) ou quelques jolies idées de mise en scène (l’absence de mise au point sur le personnage d’Eugénie au début du film, les mains qui se rapprochent lors d’un dîner, l’inscription d’Eugénie dans le paysage de la forêt, le filmage en contre-plongée).

On a en fait l’impression que dans Eugénie Grandet, cohabitent deux films en même temps : l’adaptation sage et classique qui ne surprend personne, avec un Olivier Gourmet, excellent comme à son habitude, en père Grandet, trop proche de ses sous et déclamant à tout va, à la tête d’une distribution impeccable (en particulier Valérie Bonneton, sortie de ses emplois trop comiques) ; de l’autre, une adaptation plus intériorisée et poétique qui traduirait les émois et la vie personnelle d’une jeune femme de cette époque, merveilleusement incarnée par Joséphine Japy, l’une des quatre ou cinq jeunes comédiennes sur qui repose le cinéma français de demain, avec Garance Marillier, Louise Chevillotte et Diane Rouxel. Il suffit alors de quelques plans silencieux de son visage, de ses mains, de sa silhouette, en communion sensuelle avec la nature ou réagissant amoureusement face à son cousin Charles, pour que le film prenne une tout autre dimension. Un tout autre film, impressionniste, sensuel et poétique, aurait pu alors éclore si Marc Dugain avait suivi le point de vue de son personnage féminin et tout vu par son prisme. Oubliant que le film est librement adapté du roman de Balzac, certains ont pu reprocher à Marc Dugain d’avoir délibérément modifié la fin, faisant de son héroïne une précurseuse des féministes d’aujourd’hui, ne voulant pas dépendre d’un homme ni de la société, assumant sa solitude de femme et préférant voyager le plus loin possible des miasmes de la France du 19ème siècle. Même s’il s’agit d’une libre interprétation, voire presque d’une trahison du sens originel du roman, le metteur en scène est absolument en droit de proposer sa vision, ce qui s’avère rafraîchissant par rapport aux sempiternelles versions identiques au roman. Il est même permis de regretter que Dugain ne se soit pas davantage aventuré sur cette voie-là, quitte à choquer les gardiens du temple, afin de renouveler et de revivifier une histoire maintes fois vue. Néanmoins, si ce film en grande partie académique et télévisuel contribue malgré tout à attirer les spectateurs vers la lecture d’Eugénie Grandet, ce formidable roman, il n’aura point été inutile et aura rempli une très honorable mission.

2.5

RÉALISATEUR :  Marc Dugain
NATIONALITÉ : française
AVEC : Joséphine Japy, Olivier Gourmet, Valérie Bonneton
GENRE : Historique, drame
DURÉE : 1h45
DISTRIBUTEUR : Ad Vitam
SORTIE LE 29 septembre 2021