Et il y eut un matin : it must be…hell!

Qui ne se souvient de La Visite de la fanfare quinze ans plus tôt, récit dans lequel une fanfare égyptienne se rendait en Israël dans un périple plein d’embûches ? Et il y eut un matin, adaptation du roman au titre éponyme de l’écrivain arabe Sayed Kashua, quatrième film d’Eran Kolirin, rendu visible en France lors d’un Certain regard, récit basé sur le même principe d’un déplacement géographique d’abord (même s’il est moins éloigné) et sur des péripéties aussi dramatiques qu’humoristiques, voire poétiques, faisant du film une tendre fable politique.

Sami (l’excellent et charmant Aleksei Bachri), entrepreneur qui semble blasé, infidèle, israélien d’origine arabe, vient rendre visite à son père (le juste Salim Daw) avec sa femme Mira (la vive Juna Suleiman) et son fils Adam, jeune témoin, à l’occasion du mariage de son jeune frère Aziz (Samer Basharat), depuis Jérusalem (où ils comptent rentrer le lendemain) jusqu’à un village frontalier cisjordanien (où ils resteront des jours) dans lequel ouvriers et paysans arabes sont les petites mains d’exploitants alentour. Le père de Sami, qui souhaite agrandir sa maison pour accueillir la famille urbaine – qui n’est pas au courant –, emploie également un père et son fils sans papiers pour la rénover, et en toute fraternité. Entre l’hypocrisie traditionnelle du mariage forcé (déjà pour le jeune frère) qui détonne avec des festivités pourtant assumées, la tension que créent les mafieux du coin qui exploitent la population depuis leur jeep, et la construction d’un mur, sans raison valable, par l’armée israélienne isolant les villageois par la coupure de tout contact téléphonique ou virtuel avec l’extérieur, c’est un autre type de confinement que des êtres sans peur et sans reproche sont amenés à vivre, chez eux-mêmes pourtant, double situation d’enfermement physique et moral dont Mira tentera chaque matin de s’extirper en chantant à tue-tête et en dansant sur un parking sous les yeux hallucinés de sa belle-famille tradi.

Un récit basé sur le même principe d’un déplacement géographique d’abord (même s’il est moins éloigné) et sur des péripéties aussi dramatiques qu’humoristiques, voire poétiques, faisant du film une tendre fable politique.

On peut se demander ce vers quoi porte le titre : s’agit-il de ce matin de réveil lors duquel villageois et villageoises sont enfermés de toutes parts, n’ayant rien vu venir, et ne pouvant d’ailleurs lutter contre les jeunes militaires armés ? S’agit-il de ce matin particulier qui mettra Sami en face de ses propres nœuds – familial, marital, professionnel, identitaire et personne –, lui qui fuit toute situation le mettant face à son intime, avec sa femme par le biais d’une maîtresse qu’il tente désespérément de prévenir de la coupure, avec son père à qui il est incapable de dire qu’il n’habitera pas auprès de lui et alors même que ce dernier est un modèle d’humanité et de combat ? S’agit-il, plus tragiquement, de tous ces matins possibles que le conflit israélo-palestinien général, produit au détriment d’êtres sur une terre mais que l’on prive de vivres, de communication, de respiration, soit de vivre… C’est donc par l’intermédiaire de la question temporelle et de l’incertitude qui en découle en permanence – comme de la question géographique via ces terres que l’on doit fuir ou sur lesquelles on est contraints de rester – que le récit se construit, puisque le mur obligé, s’il garantit la privation de liberté, n’annonce aucun calendrier – comme l’argument qui le justifie de récupérer ouvriers sans papier mais pourtant embauchés et faisant progresser le commerce ne vaut. Alors qu’on voit les personnages du taxi désespéré ou du caïd désespérant faire le tour du village, de manière aussi absurde pour le premier que violente pour le second, le film, partant de l’extérieur pour aller vers quelque chose de plus caché, vient peu à peu explorer des territoires intimes, notamment celui de Sami mais aussi ceux de tous les personnages masculins du film. Qu’il s’agisse d’amour perdu ou de solitude, perçus à travers des lamentations verbales ou des tubes de variétés à secouer les tympans, de sexualité avortée ou de fantasme, dont seuls deux frères peuvent parler, la nuit, d’absurdité militaire ou de vocation artistique, faisant tenir au même jeune une mitraillette ou une guitare, les hommes sont confrontés à leurs chaînes pendant que les femmes soutiennent, ou sans être invisibles, semblent davantage portées vers une émancipation. Quant à Sami, son rapprochement forcé sera pour lui un moyen de s’approcher de lui-même d’abord, parti couard et devenu courageux, puis de son frère, de son fils, de sa femme, de son père, soit de nouer des liens et de le rendre plus humains.

Dans ce film qui déroule les combats d’une communauté, partant d’un registre dramatique pouvant pourtant frôler le tragique puisque ce n’est aucun Dieu qui les guide mais bien d’autres humains, il est pourtant question d’héritages et de liens, soit des chaînes qu’on se trimballe et qui viennent empêcher toute idée de liberté (cf. les colombes de la noce qui ne sortent de leur cage ni ne s’envolent) comme de solidarité (les pastèques qu’on se disputent lorsque les étals deviennent vides), le tout adouci par la dose d’humour dont Eran Kolirin est capable : sur cette terre ensoleillée, ce sont des hommes qui travaillent ensemble pourtant, ce sont des fratries qui s’agrandissent aussi, ce sont des cultures qui se sont croisées à enrichir les identités, et c’est encore l’idée qu’une lutte est possible. Le film évolue vers une fable politique en faisant un trajet retour du singulier au collectif, lors d’une marche qu’un mur n’interrompt pas, mais que des armes arrêtent. Hommes, femmes et enfants sont ainsi réunis, dans un chant des partisans d’un autre genre, et pourtant si émouvant. On a reproché au film son rythme, trop lent, il n’est pourtant le reflet non d’une machine mais d’une horloge humaine, dont les aiguilles sont à la fois douces et dures, drôles et cyniques, et qui plutôt que de piquer, encouragent les marqueurs de son temps à préférer s’aimer.

3.5

RÉALISATEUR :  Eran Kolirin 
NATIONALITÉ : israélienne 
AVEC : Alex Bachri, Juna Suleiman, Salim Daw
GENRE : Drame 
DURÉE : 1h41 
DISTRIBUTEUR : Pyramide Distribution 
SORTIE LE 13 avril 2022