Ernest Cole, photographe … par Raoul Peck, cinéaste

Depuis la fin des années 80, le travail de Raoul Peck est précieux, mêlant des œuvres variées et complexes, qu’il s’agisse de documentaires, de fictions ou de séries télévisées. Après l’excellent I am not your Negro, portrait de l’écrivain et militant afro-américain James Baldwin sorti en 2016 (et nommé à l’Oscar du meilleur documentaire), le cinéaste haïtien s’intéresse dans son nouvel opus au photographe d’origine sud-africaine, Ernest Cole, qui fut le premier à dévoiler les horreurs de l’apartheid dans son pays dans un livre, House of Bondage publié en 1967.  Présenté au dernier Festival de Cannes, ce nouveau film y a remporté l’Œil d’or du meilleur documentaire.

Après la publication de ce livre, Ernest Cole a dû s’exiler à New York et en Europe pour le reste de sa vie, sans jamais retrouver ses repères. Raoul Peck raconte ses errances, ses tourments d’artiste et sa colère au quotidien, face au silence ou la complicité du monde occidental devant les horreurs du régime de l’apartheid. Il raconte aussi comment, en 2017, 60 000 négatifs de son travail ont été découverts dans le coffre d’une banque suédoise…

Raoul Peck reprend la même méthode que celle utilisée pour son documentaire sur James Baldwin : il choisit de donner la parole à Ernest Cole, en le faisant s’exprimer à la première personne par l’intermédiaire d’une voix off

Raoul Peck reprend la même méthode que celle utilisée pour son documentaire sur James Baldwin : il choisit de donner la parole à Ernest Cole, en le faisant s’exprimer à la première personne par l’intermédiaire d’une voix off (celle du cinéaste dans la version française). Pour cela, il s’appuie sur ses clichés mais également sur ses notes de photographe, ses impressions d’artiste ou encore des lettres et échanges divers. Le cinéaste justifie sa démarche : « Quand on souhaite raconter l’histoire d’artistes noirs qui ont été peu visibles de leur vivant, c’est souvent le point de vue des chroniqueurs occidentaux qui s’exprime. En général, ils sont bienveillants mais avec une note de paternalisme ou une interprétation liée à leur propre vision eurocentrique du personnage, du pays, de l’état du monde… » Le résultat n’en est que plus remarquable, Ernest Cole sortant de l’ombre, Raoul Peck lui redonnant vie littéralement et composant un récit authentique qui s’éloigne volontairement des images d’Épinal, d’une histoire officielle ou académique. Pour compléter le portrait de cet artiste autodidacte qui avait découvert la photographie à la fin des années 50, Peck a également choisi de rencontrer la famille (notamment son neveu, Leslie Matlaisane, à l’origine du projet), ses amis et faire la part belle au récit oral. Ces témoignages sont tout aussi éclairants que bouleversants. Enfin, le réalisateur a recours à des images d’archives illustrant le contexte politique et social de la fin des années 60 aux années 80, dans lequel s’inscrit le parcours plutôt chaotique d’Ernest Cole : on y aperçoit des personnalités liées au pays (Nelson Mandela, Frederik de Klerk ou le premier ministre Hendrik Verwoerd), des hommes politiques étrangers (le président américain Ronald Reagan, la première ministre britannique Margaret Thatcher ou encore Jacques Chirac, alors premier ministre) dont on peut mesurer la tiédeur des réactions face au régime sud-africain, le condamnant verbalement mais refusant d’aller plus loin dans des sanctions.

La première partie de Ernest Cole, photographe évoque l’œuvre de celui qui est considéré comme le premier photographe ayant documenté les pratiques ségrégationnistes du régime de l’apartheid en Afrique du Sud. Il est le témoin direct d’une inhumanité légale et institutionnalisée et finit par même s’attirer les foudres du gouvernement de l’époque, ce qui justifiera son départ vers les États-Unis.

La deuxième partie est consacrée à son activité aux États-Unis, pays de son exil. Sorti d’une prison à ciel ouvert, il pense qu’il va exploser en tant qu’artiste à New York et que son travail va enfin être reconnu à sa juste valeur (sa carrière y fut surtout lancée en raison de l’assassinat du chef du gouvernement de l’Afrique du Sud en 1966). Loin de s’épanouir pleinement et de vivre un « rêve américain », il est à nouveau renvoyé à sa condition : il se rêve en photographe, il n’est vu que comme « un photographe noir » d’où le fait qu’on l’envoie en mission dans les campagnes du Sud des États-Unis. Il fixera sur pellicule des couples mixtes (chose impensable en Afrique du Sud), mais également, dans le même mouvement, un autre visage du pays de l’Oncle Sam, celui d’un racisme légalisé et meurtrier. Le choix de placer à l’écran en parallèle des clichés de Cole pris en Afrique du Sud et sur le sol américain est pertinent, permettant de démontrer l’illusion de liberté pour les Afro-Américains, dans un pays pourtant démocratique.

Cette partie de sa vie, sur le sol américain, se révèle vite décevante pour celui qui finit par avoir le mal de son pays, tout en étant dans l’impossibilité d’y retourner (il y serait sans doute arrêté)

Cette partie de sa vie, sur le sol américain, se révèle vite décevante pour celui qui finit par avoir le mal de son pays, tout en étant dans l’impossibilité d’y retourner (il y serait sans doute arrêté). Un mal-être qui a touché beaucoup de ses compatriotes qui, comme lui, se sont réfugiés en Amérique et qui n’ont pas pu surmonter cette douleur de l’exil (excepté la chanteuse Miriam Makeba, que le film évoque quelques instants, qui a fait de la dénonciation de l’apartheid partout dans le monde son combat). Un moment sans domicile fixe, Ernest Cole meurt en février 1990, d’un cancer du pancréas, quelques jours après la libération de Nelson Mandela.

Il est donc important de découvrir ce long métrage documentaire qui remet Ernest Cole au cœur de l’histoire de la photographie du XXe siècle, et de l’Histoire tout court.

Enfin, Ernest Cole, photographe se mue en film d’enquête dans une dernière partie, consacrée à la découverte par son neveu de négatifs et de tirages originaux de l’artiste dans un coffre d’une banque suédoise. Si Cole avait fait un voyage en Suède alors qu’il vivait aux États-Unis, on ignore comment ces documents ont finalement atterri ici et qui a financé ce dépôt pendant près de quarante ans. Cette séquence, si elle n’apporte pas de réponse définitive (à ce sujet, Raoul Peck espère que des journalistes mèneront un jour leur propre enquête), expose la démarche « totale » du cinéaste qui non seulement a souhaité mettre dans la lumière l’œuvre d’un grand photographe (d’où le titre original : « Ernest Cole : Lost and Found ») mais aussi accompagner la famille dans sa quête de vérité. Il est donc important de découvrir ce long métrage documentaire qui remet Ernest Cole au cœur de l’histoire de la photographie du XXe siècle, et de l’Histoire tout court.

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RÉALISATEUR : Raoul Peck
NATIONALITÉ : U.S.A. 
GENRE : Documentaire
AVEC : Lakeith Stanfield, Raoul Peck
DURÉE : 1h46
DISTRIBUTEUR : Condor Distribution
SORTIE LE 25 décembre 2024