Eraserhead : la poésie du macabre

S’il existe des auteurs qui sont aussi fascinants que difficiles à comprendre, David Lynch en est le leader incontesté, à la tête d’une filmographie riche d’éclectisme. On ne sait jamais à quoi s’attendre d’un film de Lynch. Il aime toucher à tous les genres et bouleverser les codes afin d’y laisser respirer son propre univers. Ce n’est pas pour rien que certaines personnes parlent de « lynchéisme » lorsqu’elles ont du mal à décrypter une œuvre. David Lynch construit ses plans comme une succession de tableaux qui, de prime abord, semblent ne pas avoir de liens entre eux. Chaque cinéphile un tantinet attiré par le travail de Lynch possède son fardeau, son film fétiche, celui qui est difficilement racontable tant il n’arrive pas à le comprendre lui-même. S’il y a bien des exceptions dans le lot (Elephant Man, Sailor et Lula), il est impossible de trouver une seule personne capable de dire qu’elle a réussi à assimiler la substantifique moelle d’un film de Lynch dès la première lecture. Et pourtant, il y a toujours cette part de curiosité qui donne envie d’y revenir tant la complexité des œuvres prend un nouveau sens à chaque nouveau visionnage. Et s’il y a bien un film qui peut se targuer d’arriver à faire naître tout un panel de sentiments contradictoires sans jamais réussir à dévoiler ses secrets, c’est Eraserhead. En dépit d’une bonne vingtaine de séances, poser des mots sur l’expérience que représente le premier long métrage de David Lynch est aussi difficile que de tenter de battre le record de plongée de Jacques Mayol. Ne serait-ce que réussir à écrire un synopsis du film demande un effort surhumain.

Henry est un imprimeur en vacances. Sa petite amie dont il n’a plus de nouvelles depuis des semaines le convie à un repas de famille. Elle lui confie avoir accouché d’un bébé prématuré dont il est le père. Henry n’a d’autre choix que de se marier avec elle et de l’inviter à emménager avec lui et le bébé dans son petit appartement. Commence alors le parcours initiatique d’un homme introverti vers les mystères de la paternité. Même si nous ne sommes pas sûrs de ces quelques lignes ci-dessus, nous sommes tout de même certains de notre amour immodéré pour David Lynch, et particulièrement Eraserhead !

Un film organique

Même s’il s’agit de son premier film, Eraserhead n’est autre que le testament de David Lynch, sa première, pour ne pas dire ultime, confession au Septième Art, comme s’il se sentait dépassé par les implications que cela engendre d’être un auteur.

Eraserhead est, avant tout, une expérience sensorielle. Presque dépouillé de séquences de dialogues, le film est une initiation, une invitation qui demande au spectateur de mettre en émoi la totalité de ses sens. Fascinant, étrange et rebutant à la fois, il serait mal avisé de conseiller à quiconque voulant approcher le cinéma de Lynch de commencer par Eraserhead, et pourtant… Le film est un ascenseur émotionnel difficilement gérable pour quiconque n’aimant pas sortir de sa zone de confort. Du rêve au cauchemar, Eraserhead demeure sans cesse sur le fil du rasoir et n’offre aucune porte de sortie. Dès son ouverture, le film nous catapulte depuis l’espace pour nous présenter un homme étrange qui actionne différents leviers. L’un d’eux fait tomber un étrange ver dans une mare qui éblouit de plus en plus le spectateur jusqu’à recouvrir l’intégralité de l’image d’un blanc immaculé. Quelques minutes de film qui suffisent déjà pour se poser une multitude de questions quant à notre rapport avec les images. Il y a mille et une façons d’interpréter l’ouverture d’Eraserhead, mais la métaphore ironique symbolisant la naissance du cinéma de Lynch demeure la théorie que nous souhaitons garder. Lynch fait naître son art à partir d’un scénario d’une vingtaine de pages. Eraserhead est né d’une envie de mettre en images à la fois l’expérience personnelle vécue par Lynch dans la ville de Philadelphie, mais surtout de réussir à filmer un plan bien particulier, un plan qui doit au film de posséder son titre. En effet, David Lynch voulait mettre en scène les débris d’une gomme en train de voler dans l’air. Mais il faudra attendre le dernier tiers du film pour arriver à la consécration de cette idée. Eraserhead, au-delà du film torturé qu’il est, montre l’ascendance de son auteur par rapport aux différents processus créatifs par lesquels il a dû passer pour obtenir la finalité de son  propos. Le film a été tourné sur de nombreuses années. Plusieurs mois séparent parfois deux plans. Eraserhead a été bricolé avec les moyens du bord. Là où beaucoup auraient déjà jeté l’éponge, Lynch fait preuve d’un perfectionnisme déroutant. Voilà pourquoi Eraserhead mérite d’être décortiqué presque plan par plan. Un film qui a mis autant de temps à se créer mérite toute notre attention, d’où l’effet organique qu’il produit. De plus, sa bande sonore industrielle confère un pouvoir étrange à l’œuvre. Il s’y dégage comme une grandeur et une parfaite conscience que l’homme n’est rien sur cette planète tant qu’il ne laisse pas une empreinte indélébile. Même s’il s’agit de son premier film, Eraserhead n’est autre que le testament de David Lynch, sa première, pour ne pas dire ultime, confession au Septième Art, comme s’il se sentait dépassé par les implications que cela engendre d’être un auteur.

Un film d’horreur

Tout comme son personnage principal, David Lynch affronte les méandres d’une paternité inconfortable. Eraserhead est la manière dont Lynch combat l’idée d’être le père d’un long métrage. En résulte une œuvre hybride et monstrueuse, la première incursion de son auteur au panthéon des cinéastes torturés par la beauté de leur création. Eraserhead est un poème désabusé, une œuvre qui remue les tripes tel le monstre de Frankenstein qui dépasse les ambitions de son propre créateur. On y entrevoit presque l’ombre de l’auteur qui se confond en excuses. Il voulait seulement filmer de la poudre de gomme s’envoler. Mais tout cela a donné lieu à la création d’un héros mystique qui en perdra littéralement la tête au point d’aboutir à un infanticide particulièrement douloureux et beau à la fois. Ce monstre bâtard, rejeton illégitime d’Henry, personnification du cinéma de Lynch, ne meurt pas sous les coups de ciseaux de son héros. Lorsque les bandages dévoilent les organes vitaux du nourrisson, ce n’est que pour nous mettre en évidence toute la beauté macabre du processus de création du film. Lynch coupe le cordon avec son bébé qui s’envole vers les astres d’un paradis artistique où l’étrangeté réfute toutes les normes de la normalité. Et s’il nous assure qu’au paradis, tout va bien, la réalité d’Eraserhead se meut avec son propre penchant cauchemardesque. Eraserhead est un film qui ne s’explique pas davantage. Eraserhead est un film qui se vit comme un cauchemar éveillé, ou inversement. Eraserhead est à la fois la naissance, la vie et le déclin d’un auteur qui était bien décidé à bouleverser les codes du cinéma. C’est le point de départ d’une filmographie dense et riche, mais c’est également la finalité de cette dernière.

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RÉALISATEUR : David Lynch 
NATIONALITÉ :  américaine 
GENRE : fantastique, drame, épouvante-horreur 
AVEC : Jack Nance, Charlotte Stewart, Peggy Lynch, Jack Fisk, Laurel Near 
DURÉE : 1h29 
DISTRIBUTEUR : Potemkine Films 
SORTIE LE 7 juin 1978 (reprise 31 mai 2017)